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entretien Polynésie française

Le rahui polynésien, renaissance d’une pratique ancestrale de gestion durable des ressources

Propos recueillis par Doriane Blottière - Publié le 28 févr. 2024
Pêche au filet © Rahui Center

Pêche au filet © Rahui Center

Tamatoa Bambridge, anthropologue

Tamatoa Bambridge, anthropologue

Institution ancestrale polynésienne, le rahui désigne une interdiction temporaire de prélèvement d’une ressource. Délaissée depuis la colonisation des îles par les Européens, la pratique renaît depuis quelques années, avec pour objectif de gérer durablement les prélèvements et de préserver les écosystèmes. Nous avons posé quelques questions à Tamatoa Bambridge, directeur de recherche au CNRS et anthropologue au CRIOBE (Centre de recherches insulaires et observatoire de l’environnement), qui accompagne les communautés locales dans la mise en place et le suivi des rahui depuis la fin des années 2000.

Q: Quelle est précisément la signification du mot rahui ?

Rahui peut-être à la fois utilisé comme verbe : « interdire », ou comme nom pour désigner l’objet de l’interdiction : un espace et/ou une ressource. Contrairement au tapu, qui désigne également un interdit, le rahui est temporaire. Il y a une différence de nature également : les interdits du tapu sont sacrés, posés par les dieux, tandis que ceux du rahui sont posés par les humains, autrefois pour des raisons politiques, aujourd’hui pour des raisons écologiques. Contrairement au tapu, l’exploitation de la ressource du rahui n’est pas définitivement interdite. Ce n’est pas non plus une démarche très ponctuelle, mais continue dans le temps : le rahui est amené à être fermé à un moment, puis ouvert, puis refermé, etc.

En résumé, un rahui, c’est une aire, marine ou terrestre, gérée par les populations locales, pour utiliser les ressources de manière raisonnée et durable.

Le rahui est propre au triangle polynésien - délimité par Hawaii au nord, l’île de Pâques (Rapa Nui) à l’ouest et la Nouvelle-Zélande (Aotearoa) au sud -, mais ce type de système existe également dans le reste du Pacifique, comme à Palau ou aux îles Marshall.

Q: Cette pratique avait quasiment disparu suite à la colonisation des îles du Pacifique par les Européens, comment expliquer sa renaissance actuelle ?

Depuis les années 1990-2000, il y a un mouvement de renaissance culturelle dans l'ensemble du Pacifique. Marshall Sahlins – un anthropologue qui est à l’Océanie ce que Claude Levi Strauss est à l'Amazonie - dit dans une de ses publications que dans le Pacifique, la fréquence et la magnitude des cérémonies coutumières ont augmenté à un niveau qui était même sans doute inconnu avant l'époque des premiers contacts avec les Européens. C'est intéressant ! Et le rahui participe à cette renaissance culturelle. Ce sont des connaissances anciennes qui sont remises en pratique, dans des conditions qui ont changé.

Ce mouvement a d’abord démarré dans les îles Cook, et il s’est ensuite étendu. En Polynésie française, c’est à Rapa (archipel des Australes) et à Maiao (archipel des îles de la Société) que les habitants ont été les premiers à rétablir un rahui sur une partie de leur île.

Bouée de délimitation du *rahui* de Teahupo’o © Rahui Center

Bouée de délimitation du rahui de Teahupo’o © Rahui Center

Q: Quelle est l’efficacité de cette pratique sur la préservation des ressources ?

Lorsque j’ai commencé à étudier le rahui, je me suis posé la question de l’efficacité de cette pratique du point de vue écologique. Et j’ai découvert que la plupart étaient très peu efficaces ! De nombreux rahui remis en place à partir des années 2000 avaient oublié une notion importante de la religion polynésienne ancienne : les rites qui accompagnent l’ouverture et la fermeture de la zone de rahui. Il faut des limitations : des quotas, l’autorisation de seulement certaines techniques de pêche ou de prélèvement, parfois aussi seulement certains jours ou à certaines heures. Car quand ces premiers rahui ont été ouverts, c’est-à-dire quand il a été à nouveau autorisé de prélever des ressources dans la zone, il n’y a pas eu d’encadrement et ça a été un massacre. La biomasse de poissons, de mollusques et de crustacés a dégringolé à tel point, qu’elle est même devenue inférieure à ce qu’il y avait avant la création du rahui ! Autrement dit, il aurait mieux fallu ne rien faire, ça aurait été mieux pour la biodiversité ! Encore aujourd’hui, tous les rahui ne sont pas forcément bien gérés. Ce n’est pas une critique, c'est important de montrer des modèles qui n’ont pas fonctionné. Quand on ouvre un rahui et qu’en 15 jours, il n’y a plus rien, c’est vraiment une catastrophe.

C’est pour cette raison que j’ai participé à la création du Rahui Center. Le but de cette structure est de proposer aux populations locales un accompagnement pour créer leur rahui, en dressant d’abord un état des lieux, puis en définissant ensemble les mesures de gestion adaptées au contexte local et en suivant l’évolution des ressources pour adapter la gestion si nécessaire. Cela permet d’accumuler de la connaissance qu’on va partager avec les gestionnaires locaux, pour prendre des décisions plus avisées à la prochaine ouverture. Cela permet d’apprendre ensemble. On a commencé à Teahupo’o sur la presqu’île de Tahiti, et on accompagne à présent les populations locales sur une dizaine des îles de Polynésie française.

L’hypothèse de départ, c’était qu’il y aurait une gestion plus durable de la ressource. Et ça fonctionne! À Rapa par exemple, le rahui pour les crabes est ouvert pendant 6 mois, puis fermé pendant 6 mois. C’est plus sévère que la règlementation polynésienne, qui est de protéger les crabes pendant 3 mois pendant la période de reproduction (octobre à décembre). Résultat : avant, ils pêchaient entre 100 et 200 kilos de crabes par an et par pêcheur. Maintenant, ils en sont à plus d’une tonne par an et par pêcheur ! Au final, ils produisent plus, mais en exploitant différemment ! Cela va à l'encontre de tous les gens qui pensent qu’en créant ces zones, on ne fait juste qu’interdire la pêche. C’est une production qui devient durable.

On peut aussi inventer de nouveaux modèles, comme par exemple sur la commune de Tautira où on a créé un cœur au milieu et puis une zone 1 et 2 qu’on ouvre et qu’on ferme, l'idée étant que le cœur soit fermé définitivement, mais alimente les zones 1 et 2 [N.D.R : Ce rahui a pris la forme d’une zone de pêche règlementée (ZPR), outil règlementaire existant en Polynésie française.].

Cartographie du *rahui* de Tautira © Rahui Center

Cartographie du rahui de Tautira © Rahui Center

Q: Les règlementations et les périodes d’interdiction de prélèvement sur les zones de rahui sont-elles globalement respectées ?

Il y a des contrôleurs sur les rahui reconnus par le Code des pêches, mais la plupart des rahui sont contrôlés par les populations elles-mêmes. Les gens ont compris que c’est dans leur intérêt de respecter le rahui. Avec les systèmes d’ouverture/fermeture, ils voient bien que plus ils respectent, plus il y a de ressources à l’ouverture.

Le rahui est aussi associé à la légende du déluge dans la culture polynésienne, la voici résumée : un jour, deux amis pêcheurs de Raiatea décident d’aller pêcher à la ligne dans un rahui. Ils pêchent, puis à un moment, la ligne tire, tire ! Ils croient avoir pêché un énorme poisson… mais ils commencent à remonter une chevelure ! L’hameçon s'était pris dans la chevelure de Ruahatu, le Dieu de l'océan qui faisait la sieste dans ce lieu sacré. Furieux d’avoir été dérangé, il dit : « Je suis venu dans le rahui exprès pour me reposer ! Vous m’avez fait du mal, je vais déclencher un déluge, Raiatea sera détruite toute entière. Tout le monde va mourir ! » Ah les dieux polynésiens ! Mais Ruahatu était amoureux d'une princesse humaine, donc il ajoute « seront sauvés ceux qui iront sur le motu To’a marama, tous les autres périront ! » Les pêcheurs prennent peur, ils rentrent au village et expliquent la situation aux habitants. Une partie des habitants y croient, une autre partie rigolent. Ils réussissent à convaincre la princesse et la majorité de la population de les suivre et ils vont sur ce fameux motu. Effectivement dans la nuit, un énorme déluge se produit. Le lendemain, ils retournent sur l'île principale et ils découvrent la catastrophe, plus d'arbres, plus d'animaux, plus rien. Voilà l’histoire de la légende du déluge.

Cette légende est ancrée chez les gens, qui pensent qu'il va leur arriver malheur s’ils enfreignent le rahui. Même quand ils y vont - parce que des gens y vont quand même chaparder - ils y vont avec crainte. La crainte d’être pris, la crainte qu’il leur arrive quelque chose, une crainte un peu aussi divine…

Mesure des tailles de poissons pêchés à l’ouverture du rahui de Tautira © Rahui Center

Mesure des tailles de poissons pêchés à l’ouverture du rahui de Tautira © Rahui Center

Q: Vous encadrez également une thèse sur le suivi de la ressource halieutique, pouvez-vous nous en dire plus ?

En Polynésie, on a beaucoup de recherche sur l’écologie corallienne des récifs, mais très peu de suivi des pressions de pêche. La thèse de Marguerite Taiarui, que j’encadre et qui vient de débuter, vise à étudier cette pression de pêche, notamment en documentant la taille à maturité sexuelle des poissons, pour savoir en dessous de quelle taille il ne faut pas pêcher. On avait déjà fait quelques travaux sur les atolls aux Tuamotus de l’ouest, l’idée est maintenant d’étudier ça sur les îles hautes, c’est pourquoi ses travaux portent sur Tahiti et Moorea.

C’est une approche participative, avec les pêcheurs. Marguerite travaille également sur le volet anthropologique : comment la pêche est-elle organisée socialement, quelles sont les techniques utilisées, comment se font les transactions ?

Encore une fois, on apprend ensemble, c'est une approche vraiment basée sur un dialogue entre science et culture. Les gens sont demandeurs d'informations, on peut les former à la compréhension de l’évolution de leur ressource, dans un but de gestion autonome.

Pour en savoir plus, consultez le site du Rahui Center, et l’ouvrage de Tamatoa Bambridge sur le Rahui (en anglais). Le rahui est inscrit au Code de l’environnement polynésien (Art. LP 2122-1).

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