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Étudier l’ADN environnemental dans les eaux de pluie pour suivre la biodiversité tropicale

Propos recueillis par Manon Ghislain - Publié le 13 févr. 2024
Equipe de terrain (de gauche à droite) : Amaia Iribar, Frédéric Petitclerc, Anne-Sophie Benoiston, Céline Leroy, Finn Piatscheck, et Cécile Richard-Hansen © Céline Leroy

Equipe de terrain (de gauche à droite) : Amaia Iribar, Frédéric Petitclerc, Anne-Sophie Benoiston, Céline Leroy, Finn Piatscheck, et Cécile Richard-Hansen © Céline Leroy

Lucie Zinger et Amaia Iribar, chercheuses au CNRS et coordinatrices du projet Barcodrain

Lucie Zinger et Amaia Iribar, chercheuses au CNRS et coordinatrices du projet Barcodrain

En Guyane, le CNRS développe de nouvelles méthodes pour suivre la biodiversité très riche des forêts tropicales. En analysant l’ADN environnemental trouvé dans les eaux de pluies et de ruissellements, il sera possible de détecter la présence d’espèces animales ou végétales présentes dans la canopée, difficilement observables par ailleurs.

Q: Pourquoi suivre la biodiversité de Guyane ?

Il y a plusieurs enjeux. Déjà, la Guyane, c’est la forêt amazonienne, qui joue un rôle crucial dans l’approvisionnement de différents services rendus par les écosystèmes pour les populations humaines ou le vivant en général. La forêt amazonienne abrite aussi une biodiversité extrêmement riche et unique, dont on ne connaît pas encore l’étendue. À titre d’exemple, un hectare de forêt guyanaise peut facilement contenir plus d’espèces d’arbre que la totalité du territoire de la France hexagonale. En parallèle, la biodiversité de Guyane fait face à des pressions de plus en plus fortes liées aux changements climatiques ainsi qu’à une augmentation importante de la population, et donc aux activités qui y sont associées comme l’exploitation forestière, l’orpaillage ou le développement urbain.

Si on résume, suivre la biodiversité de Guyane, ça permet de découvrir de nouvelles espèces, de mieux comprendre les mécanismes responsables de l’origine et du maintien de cette biodiversité exceptionnelle et de mieux comprendre aussi les facteurs naturels ou humains qui vont l’influencer. In fine, cela nous permettra de mieux protéger cet écosystème, en anticipant mieux sa réponse aux pressions humaines et en mettant en place des stratégies de gestion des territoires et de conservation adaptées.

Q: Qu’est-ce que l’ADN environnemental ?

L’ADN environnemental (ADNe), c’est l'ensemble des molécules d’ADN présentes dans un échantillon environnemental, tel qu'un échantillon d'eau, de sol ou de sédiments. Cet ADN peut provenir d’un organisme directement présent dans l’échantillon (par exemple dans le cas des microorganismes, des invertébrés de petite taille, des graines), ou de traces qu’un organisme a laissé dans l’environnement (par défécation, sécrétion, décomposition, mue, etc.). De la même façon que la police scientifique utilise l’ADN contenu dans des échantillons issus de scènes de crimes ou de catastrophes pour identifier des criminels ou des victimes, les écologues utilisent l’ADNe pour identifier les espèces qui sont présentes dans un écosystème donné. Cela peut se faire de façon ciblée ou non ciblée. On peut soit chercher à détecter une espèce en particulier, en cherchant dans l’échantillon environnemental une séquence ADN connue et spécifique à cette espèce à l’aide de tests similaires au dépistage du COVID-19 (par qPCR), soit faire un inventaire non ciblé de toutes les espèces présentes, par une méthode appelée “métabarcoding”, en amplifiant et analysant des courtes régions de l’ADN appelée “code-barre”, dont on sait qu’elles varient entre chaque espèce.

Filtres de collections d'eau de pluie en préparation pour extraction d'ADN  © Uxue Suescun-Darias

Filtres de collections d'eau de pluie en préparation pour extraction d'ADN © Uxue Suescun-Darias

Q: En quoi l’utilisation d’ADNe des eaux de pluie et de ruissellement est innovante ?

L’une des difficultés de l’utilisation de l’ADNe pour le suivi de la biodiversité terrestre est d’identifier le type d’échantillon ou de matrice environnementale (eau, sol, air…) qui capture au mieux l’ensemble de la diversité d’un écosystème donné. En effet, bien que l’ADNe soit présent partout dans l’environnement, il n’est pas distribué de façon uniforme. C’est particulièrement vrai pour les écosystèmes terrestres, qui sont compartimentés (le sol, le sous-bois, la canopée...) et dans lesquels l’ADNe se diffuse mal, contrairement aux milieux aquatiques. Par exemple, on sait maintenant que l’ADNe contenu dans des échantillons de sol ne permet de détecter que très peu la biodiversité aérienne. Il renvoie donc une image de la diversité du sol trop localisée spatialement et temporellement pour des applications de biosurveillance, que ce soit pour les plantes ou la faune.

Une alternative au sol peut être l’analyse de broyats de mélanges d’insectes qui portent les traces d’ADN des organismes avec lesquels ils interagissent. Mais cette approche est destructive pour les insectes capturés et n’est donc pas idéale. Une autre alternative moins invasive repose sur la filtration d'échantillons issus de masses d’eau (rivières, lacs...). Or celle-ci n’est possible qu’en présence de ladite masse d’eau, et elle contient un signal ADNe des organismes terrestres assez dilué et sporadique. L’ADNe de l’air a aussi récemment été proposé comme une autre alternative, mais le signal qu’il porte, en particulier celui correspondant à la faune, est encore plus dilué et sporadique que dans les masses d’eau.

Dans ce contexte, l’eau de pluie (et par extension, de ruissellement) est une matrice vraiment intéressante parce qu’elle transporte et concentre l’ADNe issu des tissus, excrétions, et/ou excréments des organismes présents sur la végétation haute ou de sous-bois. C’est en fait par le ruissellement de l’eau de pluie que l’ADNe des organismes terrestres se retrouve dans les masses d’eau type rivière ou lacs. On a donc ici affaire à une matrice qui porte potentiellement un signal plus concentré et plus représentatif de la biodiversité terrestre locale que dans les masses d’eau ou d’air, et moins ponctuel que dans le sol. Mais ça, ce ne sont que des hypothèses ! Cela dit, une étude a récemment montré qu’il est bien possible de détecter des espèces d'arthropodes (insectes, araignées...) de canopée à partir d’échantillons d’eaux de pluie. Reste à savoir si cette matrice permet vraiment de couvrir la diversité floristique et faunistique d’un site donné de façon satisfaisante, pour suivre l’état de la biodiversité. C’est tout l’objet du projet BARCODRAIN.

Mise en place les dispositifs de collecte d'eaux de pluie et de ruissellement (Amaia Iribar, Frédéric Petitclerc) © Céline Leroy

Mise en place les dispositifs de collecte d'eaux de pluie et de ruissellement (Amaia Iribar, Frédéric Petitclerc) © Céline Leroy

Q: Pourquoi étudier l’ADNe des eaux de pluie et de ruissellement pour suivre la biodiversité des forêts tropicales?

Il y a déjà l’avantage supposé de l’ADNe d’eau de pluie et de ruissellement par rapport aux autres matrices environnementales en termes de couverture de l’environnement dont on vient de discuter. Il y aussi deux autres aspects qui font de l’ADNe d’eau de pluie une matrice vraiment intéressante pour le suivi de la biodiversité tropicale. D’une part, les forêts tropicales abritent une grande diversité d’animaux vertébrés, invertébrés, et de plantes épiphytes (qui grandissent à la surface d’autres plantes) qui vivent dans la canopée. Pourtant, nos connaissances de ces espèces sont fortement limitées de par la difficulté d’accès à la canopée. D’autre part, l'eau de pluie est une matrice facile à échantillonner dans les environnements tropicaux, caractérisés par un régime pluvial équatorial, avec des précipitations abondantes la plupart de l’année, comme c’est le cas dans la région des Caraïbes et en Guyane.

Q: Quels sont les objectifs et missions du CNRS ?

Les objectifs et missions du CNRS (Centre national de la recherche scientifique) sont vastes car ils touchent à tout domaine des sciences. Cependant, concernant les sciences de la biodiversité, le CNRS vise à mieux la documenter, à mieux comprendre les mécanismes écologiques et évolutifs qui la sous-tendent, à évaluer son état et les menaces qui pèsent sur elle et à développer des solutions pour sa conservation. Il a donc pour mission de conduire des recherches fondamentales ou appliquées de pointe dans ce domaine, de contribuer à la conservation des espèces, et de partager les connaissances ou développements méthodologiques produits par la recherche avec la communauté scientifique, les décideurs et le grand public.

Q: Quelles sont les espèces visées par le projet BARCODRAIN, et que sait-on de l’état de leurs populations ?

Le projet BARCODRAIN peut en théorie cibler l’ensemble de l’arbre de la vie (animaux, végétaux, champignons, bactéries et protistes) par l’utilisation de techniques basées sur l’ADNe. Néanmoins, on vise pour l’instant en priorité les vertébrés terrestres (c-à-d. amphibiens, reptiles, oiseaux et mammifères), les invertébrés terrestres (c-à-d. arthropodes aériens et souterrains - dont insectes, araignées, vers de terre, etc.), et les plantes terrestres vasculaires (principalement plantes à graines dont plantes à fleurs, mais aussi les mousses et fougères). Nos connaissances sur l’état de ces populations sont très lacunaires et surtout limitées aux vertébrés. Bien que l’outil moléculaire ne donne pas directement d’information sur la taille des populations, on espère que le projet BARCODRAIN permettra à terme de mieux renseigner et suivre la répartition géographique d’un maximum d’espèces.

Q: Quelle est l’origine du projet BARCODRAIN, et quels sont ses objectifs ?

Ce projet a émergé d’une série de discussions un peu loufoques entre personnes qui partagent des intérêts communs pour l’approche moléculaire de la biodiversité, qui aiment travailler ensemble et qui souhaitent rendre l’outil ADNe accessible au plus grand nombre. Plus sérieusement, cela fait plusieurs années que les membres du projet travaillent sur le développement et le déploiement d’outils ADNe pour le suivi de la biodiversité en Guyane. Nous étions arrivés à plusieurs constats. Premièrement, nous l’avons précédemment évoqué, notre façon d’échantillonner l’ADNe n’était pas satisfaisante pour inventorier la biodiversité terrestre (trop ponctuelle spatialement, et/ou pas assez exhaustive, et/ou trop sporadique), ce qui nous a amené à considérer l’eau de pluie et de ruissellement comme matrice d'échantillonnage. Deuxièmement, l'approche ADNe reste encore peu accessible aux acteurs locaux de la biodiversité, qui pour l’instant doivent encore souvent s'associer aux chercheurs pour l’utiliser. Et enfin, alors que les régions tropicales sont pourtant les zones pour lesquelles l’approche ADNe est la plus pertinente, elle y est encore moins accessible en raison de coûts de consommables plus élevés et d’un manque d’infrastructures de biologie moléculaire localement. Ces constats nous ont conduit à concevoir le projet BARCODRAIN, qui vise à développer de nouveaux outils d’inventaire de la biodiversité basés sur l’ADNe, faciles et rapides à mettre en œuvre par les gestionnaires, afin d’améliorer l’échantillonnage, la détection d’espèces et le suivi de la biodiversité terrestre de Guyane.

Finalisation de la préparation du dispositif de collecte d'eau de pluie (Amaia Iribar) © Anne-Sophie Benoiston

Finalisation de la préparation du dispositif de collecte d'eau de pluie (Amaia Iribar) © Anne-Sophie Benoiston

Q: Quelles sont les grandes étapes de réalisation du projet ?

Le projet se découpe en 4 grands axes. Dans un premier temps, nous devons développer un dispositif efficace de collecte d’ADNe d’eau de pluie et de ruissellement qui soit peu coûteux et compatible avec les contraintes de terrains des acteurs locaux. Ensuite, nous devons valider l’utilisation de ces dispositifs pour différents environnements naturels (par exemple des forêts de sable blanc, de terra firme, des savanes, etc.).

En parallèle, nous développons des protocoles moléculaires de terrain de détection d’espèces à forts enjeux patrimoniaux. Enfin, nous cherchons à améliorer notre capacité à déterminer à quelles espèces appartiennent les séquences ADN que nous détectons dans l’environnement, en complétant les bases de données de séquences ADN de référence, en collaboration avec des acteurs locaux tels que le Conservatoire d'espaces naturels de Guyane, l’herbier de Cayenne, ou le zoo de Guyane.

Q: Comment s’est passée votre phase de terrain en Guyane en juin 2023, en êtes-vous satisfaites ?

La campagne de terrain de juin 2023 visait à étudier le comportement de l’ADNe d’eau de pluie/ruissellement durant un mois dans une forêt mature, diversifiée, et une mono sylviculture. Deux choses nous intéressent ici : d’une part, on veut connaître la durée pendant laquelle une trace d’ADN laissée par une espèce sur le feuillage est détectable par nos capteurs d’eau de pluie. Pour cela, nous avons introduit, en début d'expérimentation, dans le feuillage au-dessus de nos dispositifs, de l’ADN “traceur” d’une espèce de plante absente naturellement en Guyane. Dans la pratique, nous avons simplement pulvérisé du jus de carotte sur les feuilles. D’autre part nous voulons savoir comment varie ou s’accumule la diversité de plantes et animaux que nous sommes capables de détecter avec l’ADNe de pluie et ruissellement récolté sur nos dispositifs.

Pulvérisation de jus de carotte (traceur ADNe) sur les feuilles avant mise en place des dispositifs (Finn Piatscheck) © Amaia Iribar

Pulvérisation de jus de carotte (traceur ADNe) sur les feuilles avant mise en place des dispositifs (Finn Piatscheck) © Amaia Iribar

L’équipe qui a conduit la campagne de terrain rassemblait des membres issus des laboratoires EcoFoG (Kourou) et EDB (Toulouse) avec des expertises pluridisciplinaires dans les sciences de la biodiversité. Cette première campagne a été un succès au niveau logistique et humain. Pour les résultats, nous sommes toujours en train d’analyser les échantillons. Néanmoins, nous avons déjà pu éprouver avec succès nos dispositifs de collecte d’eau de pluie et de ruissellement. En partenariat avec l’Office français de la biodiversité, nous avons également disposé des pièges photographiques pour détecter les animaux à chaque point de collecte d’eau, afin de comparer nos inventaires moléculaires avec des approches plus traditionnelles. Ces résultats serviront, entre autres, à définir la durée de la deuxième campagne d'échantillonnage prévue pour janvier, qui elle visera à évaluer la variation spatiale de l’ADNe d’eau de pluie et ruissellement.

Pose des pièges photos (Cécile Richard-Hansen ) © Amaia Iribar

Pose des pièges photos (Cécile Richard-Hansen ) © Amaia Iribar

Q: Ces méthodes pourraient-elles s’appliquer ensuite à d’autres territoires ultramarins, et sous quelles conditions ?

Ces méthodes sont tout à fait applicables à des forêts (notamment tropicales) d’autres territoires ultramarins dans des conditions très similaires. La contrainte majeure d’application des approches que nous développons, c’est qu’il pleuve !

Q: Comment le développement d’une méthode d’identification des espèces par l’ADNe contribuera concrètement au suivi de l’état des populations des espèces à fort enjeux, comme les espèces protégées, les espèces rares ou les espèces exotiques envahissantes ?

L'optimisation des approches ADNe en termes de coût, de compatibilité avec le terrain, et d’efficacité d’échantillonnage de la diversité locale permettra de les déployer sur de grandes échelles spatiales plus fréquemment. Cela ne permettra pas de faire du suivi fin de la taille des populations. Les outils ADNe actuels ne sont pas encore capables de nous renseigner de façon fiable sur la taille des populations, mais cela nous permettra de très nettement améliorer le suivi de présence ou d’évolution de l’aire de répartition de nombreuses espèces, y compris les espèces protégées, rares ou exotiques envahissantes sans nécessiter de moyens humains lourds.

Projet co-financé par l'Office français de la biodiversité, dans le cadre de l'AMI pour le développement de la surveillance de la biodiversité terrestre dans les Outre-mer 2022.

Pour en savoir plus, vous pouvez aller sur le site du projet et découvrir les autres projets sélectionnés dans le cadre de l’AMI pour développer la surveillance de la biodiversité terrestre dans les outre-mer.

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