« A La Réunion, il ne reste que deux reptiles endémiques »
Propos recueillis par Doriane Blottière - Publié le 29 mars 2022Nature Océan Indien
L’association Nature Océan Indien (NOI) est engagée depuis 2007 dans l’étude et la conservation des reptiles indigènes et endémiques de La Réunion. Sur l’île, deux espèces de gecko endémiques sont en danger d’extinction face aux nombreuses espèces introduites. Sébastien Dervin, chef de projet scientifique à NOI, nous explique la situation, les programmes de conservation mis en œuvre et les actions que chacun peut faire pour aider à la préservation de ces reptiles uniques au monde.
Q: Nature Océan Indien est spécialisée sur la conservation des reptiles. Quelle sont les espèces qu’on rencontre à l’île de La Réunion ?
À La Réunion, il ne reste que deux espèces de reptiles indigènes et endémiques : le Gecko vert de Bourbon, aussi appelé Gecko vert des Hauts (Phelsuma borbonica) et le Gecko vert de Manapany (Phelsuma inexpectata).
Le Gecko vert de Manapany vit uniquement sur une petite bande littorale de 11 km de long dans le sud de l’île, sur les communes de Manapany-les-bains et Petite Ile, tandis que le Gecko vert de Bourbon a une répartition plus large sur l’ensemble de l’île. Au-delà du fait que La Réunion est l’unique endroit au monde où on trouve ces deux espèces, leur présence est importante pour l’équilibre de l’écosystème, par exemple pour la pollinisation des espèces végétales endémiques. Une petite particularité originale observée chez le Gecko de Manapany : le kleptoparasitisme (du grec kelpto = vol). Ce petit gecko saute sur les abeilles qui viennent récolter le pollen sur les pieds de vacoa (Pandanus utilis) et leur vole leur petite pelote de pollen, sans les blesser. Ça prête à sourire, mais c’est un comportement rarement observé dans le monde animal !
Q: Ce sont les seules espèces de reptiles indigènes présentes sur l’île ?
Par le passé, de nombreuses autres espèces indigènes et endémiques peuplaient l’île : la Tortue géante des Mascareignes par exemple ! En se basant sur les documents historiques, on a estimé qu’il y avait environ un million d’individus de cette tortue terrestre à l’arrivée des humains sur l’île au 17e siècle. Malheureusement, les premiers occupants de l’île se sont allégrement servis. Il n’y avait pas d’écologues à l’époque mais on a retrouvé des lettres du 18e siècle d’un officiel qui avait écrit au roi de France pour dénoncer l’utilisation outrancière des tortues géantes, notamment pour nourrir les cochons ! Elles étaient aussi utilisées comme source de nourriture sur les bateaux, car elles pouvaient rester très longtemps sans boire ni manger. Les rats et les cochons ont dû finir le travail en prédatant les œufs, et en très peu d’années de présence humaine à La Réunion, les tortues géantes sont devenues un souvenir.
Parmi les espèces éteintes, on trouve également tous les scinques indigènes et les geckos nocturnes du genre Nactus, dont certaines espèces sont encore présentes à l’île Maurice.
Q: En quelques siècles, le profil herpétologique de l’île a donc été complètement modifié ?
Oui, car en parallèle de toutes ces extinctions, de nombreuses espèces ont été introduites. À l’origine, il n’y avait pas de serpent sur l’île, mais deux espèces ont été introduites, le petit Serpent pot de terre (Indotyphlops braminus) et la Couleuvre loup (Lycodon aulicus), qui sont connues pour avoir des impacts sur la faune sauvage ailleurs dans le monde. L’Agame arlequin (Calotes versicolor) est arrivé en même temps que les cannes à sucre au 18e ou 19e siècle et est aujourd’hui présent partout, tandis que l’Agame des colons (Agama agama), reconnaissable à sa tête orange, est arrivé par voie maritime il y a 25 ans et continue de se disperser sur l’île.
On peut noter aussi que le Caméléon panthère (Furcifer pardalis), celui qu’on appelle localement l'endormi, très aimé par les réunionnais et devenu un symbole de la faune locale, est aussi une espèce introduite !
Et puis il y a aussi une dizaine d’espèces de geckos exotiques introduits ! Il y a quelques espèces pour lesquelles on note une présence anecdotique, et plusieurs gecko nocturnes notamment ceux du genre Hémidactylus, mais les deux espèces qui nous préoccupent le plus sont des geckos diurnes du même genre que nos geckos endémiques, le genre Phelsuma, et qui viennent tous les deux de Madagascar.
Le grand Gecko vert de Madagascar (Phelsuma grandis) est reconnaissable à sa taille, il fait près de 30 cm, et il mange tout ce qui passe à sa portée ! Le Gecko vert à trois tâches rouges (Phelsuma laticauda) est plus petit et il prête à confusion avec les geckos endémiques. Le problème c’est qu’il est beaucoup plus compétitif pour l’accès à la nourriture et aux zones de reproduction !
Ça fait beaucoup d’espèces introduites, et une grande partie de ces espèces non natives sont prédatrices de nos geckos endémiques. On a même eu des preuves de consommation de jeunes geckos par le caméléon !
Q: Au delà de la prédation et de la compétition causées par ces reptiles introduits, les geckos endémiques sont-ils confrontés à d'autres pressions ?
Malheureusement, la liste des prédateurs introduits ne s'arrête pas aux reptiles ! Il y a aussi les chats, les rats, souris et musaraignes, ou encore des oiseaux comme le Bulbul orphée (Pycnonotus jacosus) et le Martin triste (Acridotheres tristis). Et même des insectes comme la Fourmi de feu (Solenopsis geminata) ! Comme dans tous les milieux insulaires, ces prédateurs introduits sont un fléau pour la biodiversité indigène, pas seulement pour nos geckos.
Mais ils ne sont pas la seule menace, la fragmentation des milieux naturels est aussi très préoccupante. Aujourd’hui, sur les 11 km de côte où on trouve encore des populations de Gecko de Manapany, toutes les populations sont éclatées, il n’y a plus du tout de continuité et chacune décline petit à petit. Sans compter l’usage des pesticides et des produits phytosanitaires, qui leur est également néfaste.
Q: Tous ces facteurs ont conduit les deux geckos endémiques à être classés sur la Liste rouge de l’UICN comme espèces en danger d’extinction. Quelle est concrètement la situation ?
Pour le Gecko vert de Manapany, la situation est critique : un doctorant vient d’étudier les populations pendant 4 ans et ses résultats sont inquiétants : il montre un déclin qui s’accélère. Le recrutement des adultes est proche de zéro, c’est-à-dire que les jeunes ne parviennent pas au stade adulte. On a donc un réservoir d’adultes qui décline rapidement et qui ne se renouvelle pas. Les modélisations montrent que si rien n’est fait, ces populations auront disparu à l’horizon 2027, donc c’est très proche !
La situation du Gecko vert de Bourbon est un peu meilleure, ses populations sont plus importantes que celle du Gecko de Manapany et il y a une meilleure connectivité entre elles. Sa zone de répartition est plus grande, et plutôt située en cœur de l’île. Contrairement à Manapany où on est dans une zone urbanisée, on pense que les espèces exotiques ne sont pas encore autant répandues là-bas, même si elles gagnent du terrain d’année en année. Cependant, il y a eu des incendies importants au Maïdo ces dernières années, en plein dans des populations connues de Gecko de Bourbon, et on est incapables de dire aujourd’hui dans quelle mesure ça les a impactés…
On a moins de connaissances sur le Gecko de Bourbon que sur celui de Manapany, c’est une espèce sur laquelle on a moins travaillé malheureusement, car le premier Plan national d’action (PNA) qui s’est terminé il y a deux ans, concernait uniquement celui de Manapany. Heureusement, le second PNA, qui est opérationnel depuis 2020, concerne les deux espèces. Avec les équipes du Parc national de La Réunion, on espère pouvoir mettre en place en 2022 des actions concrètes pour le Gecko vert de Bourbon, à commencer par une cartographie de sa distribution.
Q: Pour le Gecko vert de Manapany, il y a urgence, comment éviter son extinction ?
Pour répondre au déclin très rapide qu’on observe actuellement, on a monté un programme de gestion ex-situ du gecko avec le Conservatoire du littoral et dans le cadre du dispositif européen FEDER. On prélève les juvéniles juste après l’éclosion et on les place dans nos locaux, dans des installations adaptées, ils ont chacun leur petite cage et tout ce qu’il faut pour grandir en sécurité, loin des prédateurs. Ils sont gardés en élevage pendant 14 à 18 mois, jusqu’à ce qu’ils atteignent l’âge adulte, ensuite ils sont relâchés dans leur milieu d’origine.
Bien sûr, on a fait ça dans les règles, avec une étude de faisabilité et une validation du programme par le Conseil national de la Protection de la nature (CNPN). Une équipe de l’université de La Réunion réalise aussi une étude génétique sur les populations restantes pour voir lesquelles sont à un stade avancé de consanguinité et donc où il faudrait intervenir en priorité.
On s’est rendus compte que les geckos grandissaient beaucoup plus vite que ce qu’on pensait ! Pour l’instant les deux premières phases, capture et élevage, sont extrêmement positives et dépassent les meilleurs scénarios donc c’est très encourageant ! En décembre 2021, on a procédé à notre premier relâché-test sur les 9 individus les plus grands et les plus costauds. On espère que cette 3e phase sera aussi positive que les 2 précédentes et qu’on pourra réinjecter du sang neuf et des individus qui pourront renforcer un peu ces populations !
Mais au-delà de ce programme de survie à court terme, il faut aussi agir sur les causes du déclin ! Depuis 2013, nous menons des actions de restauration du milieu, des chantiers participatifs avec des bénévoles pour restaurer la végétation des falaises littorales de Petite Ile et ainsi reconnecter les populations. On fait environ un chantier par mois, même si avec le covid on a évidemment dû annuler certaines dates. On a un bon réseau de bénévoles, notamment avec les étudiants des deux masters en écologie de l’Université de La Réunion qui sont très motivés, mais on est toujours ouvert aux nouvelles participations !
Et depuis 2-3 ans, on mène des actions de lutte contre les prédateurs introduits. Pour certaines espèces comme le rat et le bulbul orphée, ça fonctionne bien, mais pour d’autres pour l’instant, on fait chou blanc ! Pour la couleuvre ou la fourmi de feu par exemple, on n’a pas encore trouvé les techniques adaptées.
Q: La lutte contre les prédateurs envahissants est un enjeu majeur de la préservation de la biodiversité des territoires insulaires, qui est parfois mal acceptée par la population. Comment ça se passe pour vous sur le terrain ?
Comme dans de nombreux territoires, la situation liée au chat est complètement taboue. La Société d’étude ornithologique de La Réunion (SEOR) rencontre le même problème que nous puisque les chats « marrons » (chats domestiques revenus à l’état sauvage) sont également une menace majeure pour les oiseaux, notamment l’endémique Pétrel de Barau (Pterodroma baraui). La problématique des chats errants est vraiment très compliquée. La moindre des choses qu’on demande aux propriétaires de chats, c’est de faire stériliser leurs animaux, car c’est vraiment une plaie pour la faune sauvage.
Pour le reste, c’est assez paradoxal, pour l’Agame des colons par exemple, on observe une explosion de l’invasion ces derniers mois, énormément de gens nous appellent car ils en ont peur, et malgré tout lorsqu’on fait des actions de lutte, on est quand même critiqués.
Pour mieux faire comprendre nos actions et le sens de notre métier, avec la Direction de l'environnement, de l'aménagement et du logement (DEAL), nous avons mis en place une tente mobile avec des visuels et des explications qui nous permet de faire des actions de communication synchrones avec les actions de lutte. Pendant que les agents sont en action sur le terrain, une personne est présente sur le stand de communication à proximité pour expliquer la situation et répondre aux questions. Depuis qu’on a mis en place ce dispositif, le message passe beaucoup mieux !
Petit à petit, l’importance de la lutte contre les espèces exotiques envahissantes en milieu insulaire est comprise, parce que l’enjeu avant tout, c’est préserver les espèces uniques au monde de La Réunion !
Q: Comment peut-on vous aider à préserver les geckos endémiques de La Réunion ?
De nombreux riverains de Manapany-les-bains sont déjà engagés à nos côtés ! Depuis 2013, un réseau de refuges a été mis en place, parce que la particularité de notre petit gecko, c’est qu’il s’est très bien fait aux zones urbaines et qu’il est présent dans les jardins des particuliers. Aujourd’hui, la population locale est très bien informée et le réseau compte un peu plus de 150 refuges ! La participation est très peu contraignante, on sensibilise et on donne des plans d’espèces endémiques et indigènes pour revégétaliser le jardin le plus favorablement possible pour le gecko. Et les riverains nous servent un peu de vigie, ils nous signalent leurs observations d’espèces introduites.
Il y a une petite habitude simple à prendre quand on se rend à Manapany-les-bains : faire un petit tour de la voiture avant de repartir pour vérifier qu’aucun gecko ne profite du trajet ! Ils peuvent se mettent sur la carrosserie et rester collés le temps du trajet, puis descendent une fois la voiture arrêtée à son point de chute. Les populations de Gecko de Manapany sont déjà très fragiles, être un peu vigilant permet de ne pas les appauvrir encore plus.
Et partout, vraiment, il ne faut jeter aucun déchet dans la nature, même si c’est une pelure d’ananas ou d’orange, car les premiers à s’en nourrir seront les rats et les agames des colons, ça n’aide pas les espèces indigènes.
Et puis parlez-en autour de vous ! Faites connaitre le Gecko vert de Manapany et le Gecko vert de Bourbon, partagez les informations sur ces espèces et leur risque de disparition ! À l’échelle de l’île, on a encore du travail pour faire connaitre la situation des geckos endémiques, à commencer par la reconnaissance des espèces. On a parfois des signalements de Gecko de Manapany à Saint Paul ou Saint Benoit car les gens le confondent avec le Phelsuma laticauda, celui venu de Madagascar. Alors on continue de développer nos actions de communication, notamment auprès des scolaires, car le soir autour du repas quand l’enfant raconte sa journée en disant « j’ai appris ça sur le gecko », c’est aussi là que se transmet l’information. On réfléchit même à intervenir en milieu carcéral, car même si en termes de préservation et de conservation l’intérêt serait limité, les prisons n’étant pas situées sur des zones à fort enjeu de biodiversité, ça pourrait participer à une cohésion et sensibilisation à grande échelle, et on estime que c’est un peu le rôle de l’associatif aussi d’aller vers ces publics.
Pour en savoir plus, consultez le site de l’association Nature Océan Indien et suivez leurs actualités sur Facebook. Vous pouvez signaler vos observations d’espèces introduites à La Réunion sur le site du le Groupe Espèces Invasives de La Réunion (GEIR).