Au sein de l’Unité mixte de recherche Ecologie des forêts de Guyane (EcoFoG)*, le laboratoire biologie des interactions étudie de près les fourmis et leur venin. L’espèce Daceton armigerum intéresse tout particulièrement les chercheurs. Jérôme Orivel (CNRS) et Axel Touchard (CNRS et Université de Cornell) nous expliquent pourquoi.
L’étude des interactions entre espèces telles que le mutualisme, la pollinisation, la compétition et la prédation, et comment ces interactions influencent l’évolution des espèces et leurs traits fait partie des thématiques développées à l’UMR EcoFoG. Dans ce cadre, nous avons initié des projets sur les venins de fourmis afin de caractériser la diversité des molécules qui les composent et l’activité de ces toxines. Parmi le cortège d’espèces étudiées à ce jour, Daceton armigerum (la fourmi à tête en cœur) possède un venin particulier, à la fois dans sa composition biochimique et par ses activités.
Quelles sont les caractéristiques de Daceton armigerum ?
Cette espèce de fourmi possède un profil morphologique unique et est immédiatement reconnaissable des autres fourmis grâce à certaines particularités :
Les colonies sont installées dans des branches creuses de la canopée et, quoiqu’elles puissent atteindre plusieurs dizaines voire centaines de milliers d’individus, le mode de vie discret de cette fourmi rend la recherche des colonies difficile.
Cependant la morphologie très particulière et immédiatement reconnaissable sans confusion possible de cette espèce nous a permis de lancer une recherche participative en collaboration avec PatriNat (OFB - MNHN - CNRS - IRD) pour géolocaliser cette fourmi en Guyane. N'importe quel randonneur peut facilement entrer des données (photos et géolocalisation) dans l'application INPN Espèces où nous avons ouvert une Quête dédiée à cette fourmi “Enquête en Guyane : à la recherche de la fourmi à tête en cœur”. Les données issues de cette quête permettront de mieux délimiter l’aire de distribution de Daceton armigerum et d’adosser ces données aux recherches menées sur son venin. La localisation de plusieurs colonies de la fourmi Daceton armigerum permettra ainsi aux chercheurs de collecter rapidement suffisamment d’ouvrières afin de mener les études biochimiques et pharmacologique de son venin.
Qu’est-ce que le venin et à quoi ça sert ?
Le venin est une substance naturelle constituée d’un cocktail de molécules (toxines), sécrété par un organisme et qui est injecté dans une proie ou un prédateur par piqûre ou morsure.
Chez les fourmis, le venin est injecté par un aiguillon situé à l’extrémité de l’abdomen (bien que chez certaines espèces l’aiguillon ne soit pas présent). Ce venin est principalement utilisé pour trois fonctions :
- La défense contre les prédateurs
- La capture des proies
- La communication entre les ouvrières de la colonie pour marquer des pistes ou donner l’alarme (phéromones)
Afin d’assurer les fonctions de défense ou de capture des proies, les toxines contenues dans les venins de fourmis ont été sélectionnées durant l’évolution pour cibler la physiologie de très nombreux types d’organismes, aussi bien chez les vertébrés (induction de la douleur et déclenchement de réaction pro-inflammatoire) que chez les invertébrés (paralysie).
Les toxines des venins de fourmis ont donc un vaste potentiel applicatif pour isoler et développer des molécules insecticides, mais également thérapeutiques. Par exemple, une toxine isolée dans le venin d’une fourmi a récemment fait l’objet d’un dépôt de brevet. Cette toxine est un peptide (petite protéine) qui module le système immunitaire, ce qui permet d’envisager de développer des traitements contre certains types de cancers.
Du point de vue insecticide, les venins de fourmis sont quasiment inexplorés, mais très prometteurs puisque les fourmis constituent, avec les araignées, les prédatrices majeures d’invertébrés terrestres. La grande majorité des toxines de venins de fourmis sont des peptides qui sont rapidement biodégradables et permettent donc d’envisager de développer une nouvelle génération d'insecticides ayant un impact moindre sur l'environnement car peu rémanents.
Quel est le protocole pour étudier le venin d'une fourmi ?
L’étude d’un venin de fourmi requiert une approche multidisciplinaire que l’on peut simplifier selon les étapes suivantes :
- La recherche des colonies et la collecte de l’espèce de fourmi d’intérêt sont réalisées sur tout le territoire guyanais.
- La récolte du venin se fait par dissection des glandes à venin sous une loupe binoculaire à l’aide de pinces de précision.
- La composition biochimique est étudiée en couplant une analyse de composition chimique (spectrométrie de masse) avec une analyse génétique (les peptides de venins sont issus de l’expression de plusieurs gènes).
- Les molécules intéressantes sont synthétisées chimiquement afin de travailler sur des molécules isolées.
- Ces peptides isolés sont ensuite étudiés selon différents protocoles pour évaluer l’activité biologique et le mode d’action pharmacologique.
Pourquoi étudier l’espèce Daceton armigerum ?
Depuis 2019, plusieurs projets financés par des fonds FEDER et le CEBA**, nous ont permis de mener une étude comparative entre les venins de 15 espèces de fourmis de Guyane, incluant celui de Daceton armigerum. Cette étude s’est focalisée sur la composition biochimique et les activités biologiques des venins. Elle nous a permis d’identifier deux venins très insecticides, ceux de Daceton armigerum et d’Anochetus emarginatus. Ces venins sont constitués exclusivement de neurotoxines (qui agissent sur le système nerveux de la proie) très sélectives, c'est-à-dire ciblant uniquement certains insectes.
L’espèce Daceton armigerum utilise son venin pour capturer de nombreux arthropodes, parfois de très grande taille. Nos observations ont montré que cette fourmi n’utilise jamais son venin pour se défendre contre des prédateurs vertébrés, ce qui suggère une activité non toxique envers les vertébrés et donc l’Homme.
Nous cherchons désormais à continuer l’exploration de ce venin, premièrement pour comprendre pourquoi cette espèce possède un venin si particulier. Deuxièmement, nous voulons explorer le potentiel insecticide de ce venin pour lutter contre différents insectes d’intérêts sociétaux en Guyane (moustiques, termites, fourmis manioc…), pour lesquels il n’existe peu ou pas de solutions à l’heure actuelle.
Enfin, nous souhaitons étudier le mécanisme d’action du venin, c’est-à-dire comment les toxines interagissent avec les récepteurs du système nerveux pour induire une paralysie chez les insectes. Cette compréhension pourra nous permettre de concevoir des dérivés avec une activité insecticide ou sélectivité améliorée.
Est-ce que c'est facile d'étudier le venin de cette fourmi ?
Une seule ouvrière de Daceton armigerum contient en moyenne 10 microgrammes de venin. Cette faible quantité a longtemps été un frein aux études des venins de fourmis, mais la sensibilité des moyens d’analyses actuels permet aujourd’hui de caractériser la diversité de ces toxines. Ce venin n’est également pas simple à étudier, car les toxines qu’il contient, ont une structure particulière, rendant la synthèse chimique compliquée. Cette synthèse chimique de ces toxines est néanmoins nécessaire pour caractériser précisément le spectre d'action de ces toxines et leur mode d'action.
* Unité Mixte de Recherche Ecologie des Forêts de Guyane : L’UMR EcoFoG regroupe les moyens d’AgroParisTech, d’INRAE, du Cirad, du CNRS, de l’Université des Antilles et de l’Université de Guyane. Les recherches qui y sont menées ont pour objectifs de comprendre les relations entre biodiversité et fonctionnement des écosystèmes forestiers tropicaux, ainsi que de susciter l’innovation dans la valorisation des ressources issues de la biodiversité guyanaise.
** financement Feder (projet Formic) et LabEx CEBA.
Pour aller plus loin
Pour participer à la recherche, vous pouvez aider les chercheurs à géolocaliser la fourmi Daceton armigerum partout en Guyane durant toute l'année 2024 via l'application INPN Espèces sur votre téléphone, et en sélectionnant la quête “Enquête en Guyane : à la recherche de la fourmi à tête en cœur”. Voir les participations sur Détermin'Obs.
À lire, un article scientifique sur l’écologie de l’espèce Daceton armigerum : Alain Dejean, Jacques H C Delabie, Bruno Corbara, Fréderic Azémar, Sarah Groc, et al.. The ecology and feeding habits of the arboreal trap-jawed ant Daceton armigerum. PLoS ONE, 2012, 7 (5)