« La biodiversité endémique des Mascareignes est un trésor commun, à partager entre les trois îles »
Propos recueillis par Pauline Dussutour - Publié le 30 janv. 2025Matthieu Saliman-Hitillambeau, ingénieur agronome, spécialiste des écosystèmes insulaires
Suite à la sortie de son ouvrage « La flore et la faune originelles des Mascareignes », nous avons rencontré Matthieu Saliman-Hitillambeau. À travers son livre, il présente de nombreuses espèces indigènes et endémiques, leur histoire et le patrimoine culturel qui leur est associé. Spécialiste des écosystèmes insulaires, il nous fait découvrir la richesse de l'archipel des Mascareignes tout en y apportant un prisme culturel.
Q: Tout d’abord parlons un peu de vous, si vous deviez vous présenter, qu’est-ce que vous diriez ?
Je suis français et mauricien. Je suis ingénieur agronome, spécialiste des écosystèmes insulaires, et je travaille à La Réunion pour la DEAL (Ministère en charge de l'écologie), au sein d’un service appelé « Service Eau et Biodiversité ».
Depuis toujours, j’ai été passionné par les animaux et par les plantes. Pendant mon enfance et mon adolescence, dans les années 80 et 90, j’interrogeais ma famille sur les plantes et j’observais qu’à Maurice et à La Réunion, les gens connaissaient bien les plantes utiles, les arbres fruitiers, les arbres les plus spectaculaires comme les flamboyants. Mais sur les espèces de la forêt, rien. J’étais frustré ! Je voulais en savoir plus, mais il n’existait pas de livre.
Depuis, je suis devenu ingénieur agronome et je travaille pour la protection de la Nature. Lorsque je me suis installé à La Réunion, il y a 25 ans, j’ai trouvé plus de livres, mais beaucoup parlaient des plantes tropicales en général, et non pas de la flore indigène. Pendant 20 ans, j’ai fait des photos, et puis je me suis décidé à utiliser toutes ces photos pour écrire le livre que j’aurais aimé avoir lorsque j’ai commencé à arpenter les sentiers de l’archipel.
Q: Vous avez, en effet, publié un ouvrage intitulé « Flore et faune originelles des Mascareignes ». Comment s’est concrétisé l’écriture de ce livre ?
Depuis longtemps, j’avais en tête de rédiger un guide d’identification des espèces de flore caractéristiques de chaque habitat... mais je n'avais pas été au-delà de l'idée. Et puis en 2017, j’ai été assez malade. Mon bras gauche ne fonctionnait plus et je me suis retrouvé pendant deux mois en centre de rééducation. Mes mains fonctionnaient toujours elles et j’ai commencé à écrire, à travailler et à utiliser ma base de photos collectées depuis 20 ans.
En 2019, j’ai envoyé les premiers chapitres à plusieurs éditeurs et c’est Orphie qui m’a répondu « oui », et qui m’a encouragé à poursuivre l’écriture. Si je compte 3 heures par page, j’estime qu’il doit y avoir environ 1 000 heures de travail.
Mon livre a été publié en 2020. Au final, cela donne un travail de synthèse rassemblant 320 espèces, réparties selon 9 grands habitats naturels. Mais je n’ai pas travaillé tout seul ! C’est un travail en collaboration avec une vingtaine de scientifiques de La Réunion, de Maurice, de Rodrigues, de France, du Royaume-Uni, et même de Taïwan et de Nouvelle-Calédonie. Ils ont fait un travail poussé de relecture.
Par ailleurs, je voulais donner une vision « archipélagique » (Réunion, Maurice et Rodrigues). Trop souvent, les livres de vulgarisation ne concernent que l’île de La Réunion ou que l’île Maurice. Or, cette vision uniquement au niveau d’une île est erronée scientifiquement. Je dirais donc que la biodiversité endémique est un trésor commun, à partager entre les trois îles.
Q: En quoi la Nature de cet archipel est-elle unique ? Pour le dire plus clairement, est-ce par chauvinisme que les Réunionnais et les Mauriciens disent que la Nature y est plus exceptionnelle qu’ailleurs ?
Pour bien comprendre la situation des Mascareignes, il faut dépasser le lieu commun et objectiver l’analyse à travers différents critères.
Un taux d’endémisme élevé : c’est le premier critère. Les Mascareignes sont des îles volcaniques, nées dans l’océan, et n’ont jamais été rattachées à un continent. Cet isolement géographique a fait de ces îles des laboratoires vivants de l’évolution : parmi les espèces indigènes, certaines ont évolué au point de devenir complètement différentes de leurs ancêtres. Sont ainsi apparues des espèces que l’on ne retrouve nulle part ailleurs : des espèces endémiques.
Pour les plantes à fleurs, si l’on calcule le rapport endémiques/indigènes, on obtient 37 % pour La Réunion, 43 % pour Maurice, 31 % pour Rodrigues. Ce sont des niveaux exceptionnels. L’Europe, par exemple, ne compte que 1% d’espèces endémiques. Et lorsque l’on prend du recul et que l’on examine l’archipel, les trois îles confondues, on obtient un taux d’endémisme de 60%. C’est un niveau très élevé. Les îles océaniques sont le haut-lieu de l’apparition des espèces. Ce n’est pas un hasard si Darwin a eu l’intuition de sa théorie de l’évolution aux Galápagos !
Un record mondial de disparition : c’est le deuxième critère. Depuis les années 1960, l’UICN (Union Internationale pour la Conservation de la Nature) a établi des listes d’espèces « en voie de disparition ». Après avoir collecté des données pendant 40 ans, l’UICN a également publié en 2003 la liste des espèces disparues, ce qui a permis de réaliser un classement.
En termes d’espèces disparues, l'île Maurice se trouve en troisième position derrière Hawaï (Etats-Unis) et la Polynésie française. La Réunion est en 12ème position. C’est un triste palmarès… On observe d’ailleurs que les îles océaniques sont particulièrement représentées : ces hauts-lieux de l’endémisme sont aussi des espaces extrêmement fragiles.
Q: Il doit cependant y avoir d’autres archipels avec des taux d’endémisme plus élevés que celui des Mascareignes ?
C’est en effet le cas dans le Pacifique (Nouvelle-Calédonie, Polynésie française, Hawaï). Voilà le troisième critère ! La grande différence entre les îles du Pacifique et les Mascareignes, c’est que l’arrivée de l’Homme à Maurice et à Bourbon a fait l’objet de nombreux témoignages, écrits et datés. Et ces écrits ont une très grande valeur, tant pour les historiens que pour les biologistes.
Un certain Villem Bontekoe – navigateur, explorateur et capitaine au service de la Compagnie néerlandaise des Indes orientales – écrivait en 1619 sur l’île de La Réunion : « L’on y trouve quantité de ramiers de cette espèce qui a les ailes bleues. Ils se laissaient prendre avec les mains, ou bien on les assommait à coup de bâtons et de cannes, sans qu’ils fissent aucun effort pour s’envoler. En un jour on en tua bien deux cents. Comme nous fûmes plus avant dans la terre nous trouvâmes grand nombre d’oies, de ramiers, de perroquets gris et beaucoup d’autres gibiers, avec quantité de tortues de terre. Nous en vîmes bien vingt-cinq ensemble à l’ombre d’un arbre et nous en prîmes autant que nous voulûmes. »
Q: Est-ce que vous pouvez nous parler de quelques-unes des espèces de plantes emblématiques de l’archipel des Mascareignes ?
Je prendrai comme exemple les lataniers. Ce sont de grands palmiers qui peuvent dépasser 10 m de hauteur et dont les palmes sont en éventail. Ces nombreuses et grandes palmes surplombant un tronc unique leur confèrent une silhouette caractéristique qui les rend facilement reconnaissables dans la nature.
Les lataniers sont des espèces qui illustrent bien le phénomène de spéciation dans les Mascareignes. En effet, chacune des trois îles compte une espèce de latanier qui lui est endémique : à La Réunion se trouve le latanier rouge (Latania lontaroides), à Maurice se trouve le latanier bleu (Latania loddigesii) et à Rodrigues, le latanier jaune (Latania verschaffeltii). D’un point de vue botanique, le drapeau rouge-bleu-jaune pourrait ainsi être l’étendard des Mascareignes !
Q: Dans ce livre, vous avez, entre autres, travaillé sur les aspects linguistiques. Est-ce que vous pouvez nous en dire quelques mots ?
Les langues nous semblent avoir toujours existé. Or, les linguistes nous montrent qu’il y a des langues qui naissent (les créoles, les pidgins ou sabirs), il y a des langues qui meurent et il y a des langues qui ressuscitent (l’hébreu). Dans le cas des Mascareignes, les linguistes considèrent aujourd’hui que les créoles des trois îles des Mascareignes descendent du Bourbonnais d’avant 1720.
Les trois îles de l’archipel comptent plus d’un millier d’espèces de plantes que l’on ne retrouve nulle part ailleurs. En trois siècles, le lexique créole s’est donc étoffé d’une multitude de noms très imagés, parfois un peu improbables, et dont l’étymologie nous échappe parfois aujourd’hui.
Les noms créoles sont néanmoins riches d’enseignement car ils donnent des informations sur l’odeur (bois carotte, bois de reinette), sur la solidité (bois cassant, bois dur, bois d’éponge) ou sur l’aspect (bois de corail, bois de pomme) d’une espèce.
Même s’il existe des faux-amis, il est intéressant d’observer que Réunionnais, Mauriciens et Rodriguais utilisent les mêmes noms pour les mêmes espèces. Or, ces noms n’existent pas en français.
- Bois de benjoin (Réu) Bois binjoin (Mau, Rod)
- Bois de ronde, Bois de rongue (Réu) Bois de ronde, Badrone (Mau)
- Bois de judas, bois d’zida (Réu, Mau)
- Bois puant, Bois pyan (Réu, Mau, Rod)
- Bois de chandelle (Réu, Mau, Rod)
- Bois d’arnette (Réu) Bois de reinette (Mau)
Pour Robert Chaudenson, le linguiste des créoles, il doit y avoir une origine commune. Il fait le lien de parenté en reliant cette observation au premier peuplement de l’île Maurice (autrefois l’île de France). En effet, en décembre 1721, la Compagnie des Indes recrute « 16 colons de Bourbon et leurs esclaves » pour devenir les premiers habitants de l’île de France.
Dans « From Botany to Creolistics », publié en 1991, Robert Chaudenson estime que ce vocabulaire commun, partagés entre les trois îles, est une des preuves que les trois créoles ont une origine commune dans le Bourbonnais (créole de Bourbon d’avant 1720).
Q: Pour reprendre vos mots, « L’appropriation par le grand public d’un patrimoine naturel passe aussi par le patrimoine culturel », qu’est-ce que vous entendez par là ?
C’est vrai. Les espèces endémiques constituent un trésor commun partagé par les trois îles, mais ce n’est pas qu’un patrimoine naturel.
En 2022 et 2023, suite à la publication de mon livre, j’ai donné une série de conférence et j’ai observé que la science seule (botanique, ornithologie, phytosociologie) ne faisait pas toujours l’unanimité. Certaines présentations avec uniquement un aspect scientifique donnent l’impression que le savoir n’est que d’un côté, et cela ne permet pas d’obtenir l’adhésion de tous à la protection de la biodiversité.
Pour vulgariser la connaissance scientifique, je crois qu’il faut passer par une dimension culturelle (linguistique, historique). En racontant l’Histoire de l’île, on rejoint l’histoire personnelle de chacun. Parce que finalement, ce qui nous touche, c’est ce que la Nature dit de notre identité.
Pour en savoir plus, découvrez « La flore et la faune originelles des Mascareignes » aux Editions Orphie. N'hésitez à partir à la découverte la biodiversité de l'île de La Réunion : portrait de La Réunion.