« Rangiroa est un refuge unique pour le grand requin-marteau, le Tamataroa en langue locale »
Propos recueillis par Romy Loublier - Publié le 27 févr. 2025Tatiana Boube, doctorante à l’Université de la Polynésie française
Bienvenue à Rangiroa, un atoll de Polynésie française situé au cœur de l’archipel des Tuamotu. C’est ici que depuis cinq ans, des scientifiques s’affairent pour étudier une espèce rare et emblématique : le grand requin-marteau. En lien avec la population et les autorités locales, l’association Mokarran Protection Society et les Expéditions Gombessa se sont rassemblées en 2023 pour conduire un ambitieux projet visant à la sauvegarde de l’espèce, le projet Tamataroa.
Q: Pourquoi les scientifiques s’intéressent-ils aux grands requins-marteaux de Rangiroa ?
Le grand requin-marteau (Sphyrna mokarran) est une espèce en danger critique d’extinction à l’échelle mondiale et particulièrement méconnue car elle est très difficile à étudier. Ces requins vivent en général bien cachés ! A vrai dire, il n’y a que deux endroits au monde où l’on peut les observer facilement : dans les Bahamas où ils sont nourris pour répondre aux attentes du tourisme, et ici dans les Tuamotu en Polynésie française. Rangiroa est donc un refuge unique pour le grand requin-marteau, le Tamataroa en langue locale.
Le site offre ainsi l’opportunité aux scientifiques de mieux connaître l’espèce et d’acquérir des connaissances sur sa biologie et son cycle de vie. Nous cherchons aussi à comprendre ce que viennent chercher les grands requins-marteaux dans le lagon de Rangiroa – quels types d’individus s’aventurent dans ces eaux claires et peu profondes (sexe, stade de maturité, fidélité au site), et pourquoi. Ces informations sont indispensables à la bonne conservation de l’espèce.
« Nous cherchons à comprendre ce que viennent chercher les grands requins-marteaux dans le lagon de Rangiroa […]. Ces informations sont indispensables à la bonne conservation de l’espèce. »
Q: Cela fait près de cinq ans que vous étudiez ces animaux, et les recherches se rassemblent aujourd’hui autour du projet nommé Tamataroa. Comment s’est monté le projet et quelle est votre implication ?
Tout a commencé en 2019 avec la création de l’association Mokarran Protection Society (MPS) à Rangiroa. Arrivée comme coordinatrice scientifique bénévole, nous avons, avec le reste de l’équipe, développé des protocoles pour mesurer et identifier les grands requins-marteaux, principalement autour des passes de Tiputa à Rangiroa et de Tuheiava à Tikehau où nous savions que l’espèce se concentrait. Durant près de quatre ans, les plongeurs de l’équipe ont collecté des données via la photogrammétrie laser et la photo-identification et nous avons ainsi pu, pour la première fois, caractériser cette population polynésienne.
Parallèlement, nous avons lancé une grande enquête auprès des habitants de Rangiroa. Leur accueil a été formidable : nous avons recueilli plus de 100 témoignages sur les grands requins-marteaux, rapportant des scènes de prédation et l’observation de juvéniles. La connaissance locale nous a fait gagner un temps précieux. De nombreux citoyens sont maintenant bénévoles et contribuent activement aux études scientifiques, créant une synergie locale rare et particulièrement enthousiasmante !
En 2023, forts de ces résultats, la MPS a collaboré avec Andromède Océanologie et les Expéditions Gombessa pour lancer le projet Tamataroa. J’ai à ce moment-là initié une thèse afin de travailler sur l’un des objectifs du projet : étudier les déplacements des requins afin d'identifier leurs habitats clés (zones d’alimentation, de mise-bas, nurseries, etc.). Tamataroa va aussi permettre de poursuivre le travail d’identification et de caractérisation de la population et d’ajouter un volet génétique.
« De nombreux citoyens sont bénévoles et contribuent activement à l’avancée du projet, créant une synergie locale rare et particulièrement enthousiasmante ! »
Q: Le projet Tamataroa est présenté comme innovant. Pourquoi ?
En effet, le projet s’appuie sur un protocole original et des technologies innovantes. En fait, pour étudier les déplacements des requins, nous souhaitions placer des balises à la base de leur nageoire dorsale ; et pour réaliser des analyses génétiques et des analyses en isotopes stables - qui renseigne sur l’écologie alimentaire - nous avions besoin de prélever de petits morceaux de peau sur les individus. Seulement voilà : les grands requins-marteaux sont des animaux extrêmement sensibles au stress et nous voulions à tout prix éviter de les appâter et de les manipuler depuis un bateau au risque de rendre nos interventions létales. Ainsi, le défi était de développer un protocole le moins intrusif possible, et nous avons pour cela conçu un outil inédit. La solution a été pensée par Andromède océanologie.
« Le défi était de développer un protocole le moins intrusif possible, et nous avons pour cela conçu un outil inédit. »
Il s’agit d’une arbalète sous-marine avec une pointe de flèche qui permet une double-action en un seul tir : elle fait pénétrer un petit parapluie qui se déploie sous la peau et fixe la balise sur le dos de l’animal ; dans un même temps, du tissu est récupéré grâce à la partie creuse de la flèche. C’est un outil très performant ! À ce jour, nous avons pu poser des balises acoustiques sur 27 individus et récolter 21 échantillons de tissu. D’ici 2026, nous espérons poser une dizaine de balises de type PSAT.
Mais au-delà des aspects techniques, il faut dire que c’est aussi la diversité des partenaires qui fait l’innovation dans ce projet. Des collaborations scientifiques pluridisciplinaires et internationales, de nombreux soutiens techniques, financiers et politiques, une forte implication des réseaux locaux : cette dynamique fait vraiment l’originalité du projet, et sa force.
« Mais au-delà des aspects techniques, il faut dire que c’est aussi la diversité des partenaires qui fait l’innovation dans ce projet. »
Q: Pouvez-vous nous en dire plus sur les balises utilisées pour suivre les mouvements des requins ?
Tout d’abord, il faut savoir qu’il est impossible d'utiliser des balises GPS car elles ne fonctionnent pas sous l'eau et les grands requins-marteaux remontent rarement à la surface. À la place, nous utilisons des balises acoustiques et des balises PSATs (Pop-up Satellite Archival Tags).
Les balises acoustiques émettent des signaux uniques qui sont captés par des récepteurs lorsque l’animal passe à proximité. Actuellement, nous avons installé 60 récepteurs acoustiques dans le lagon de Rangiroa, répartis de manière stratégique auxquelles s’ajoutent 25 récepteurs supplémentaires installés par The Nature Conservancy, une ONG américaine qui travaille sur une autre espèce. En tout, le réseau compte 85 récepteurs. Mais avec une portée de seulement 200 mètres pour les récepteurs et une superficie de 1 640 km² pour le lagon de Rangiroa (le plus grand de Polynésie française), ces récepteurs couvrent à peine 0,5% de la surface. Le choix de leur emplacement est donc crucial ! Sur ce point, les informations confiées par les habitants et celles récoltées lors des précédentes explorations de la MPS sont précieuses.
À la saison prochaine, nous envisageons de poser des balises PSATs. Celles-ci sont programmées pour rester fixées sur les requins durant neuf mois au cours desquels elles enregistrent des informations sur la température, la profondeur et la luminosité. Une fois que les balises se détachent, elles remontent à la surface et envoient un résumé des données par GPS (pour récupérer les données complètes, nous devons récupérer physiquement la balise). C’est à partir de ces données qu’il sera possible de reconstituer les trajets des requins, avec certes moins de précision que les balises acoustiques, mais à bien plus large échelle.
Q: Jusqu’ici, qu’avez-vous appris sur ces grands requins-marteaux polynésiens ?
Grâce aux premiers travaux lancés en 2019, nous en savons plus sur le profil des individus qui fréquentent Rangiroa : dans les passes, nous savons que ce sont à 98% des femelles qui se rassemblent pendant l’été austral (de décembre à mars) et qu’elles sont toutes potentiellement en capacité de se reproduire. Contrairement à ce que l’on imaginait, elles ne sont pas simplement de passage mais reviennent d’une année sur l’autre, certaines depuis plus de 15 ans. Pendant les mois d’août à novembre, ce sont plutôt des mâles qui sont observés dans les passes. On ne comprend pas encore bien pourquoi on observe cette ségrégation sexuelle pendant l’année, mais il est probable qu’il y ait un lien avec le cycle de reproduction de l’animal. En cinq ans, nous avons identifié plus de 150 individus, soit en moyenne vingt à trente individus par saison. Dans le lagon, nous savons que des zones d’alimentation existent et que des zones de nurseries sont possiblement présentes. Nous commençons à localiser des endroits fortement utilisés par l’espèce, il ne reste plus qu’à déterminer à quoi elles servent !
D’ici 2026, avec Tamataroa, les analyses réalisées dans le cadre de ma thèse apporteront des informations encore plus précises. Il est donc encore trop tôt pour vous faire davantage de révélations mais je peux d’ores-et-déjà vous dire qu’à ce stade, certaines idées préconçues sont bousculées et que le projet permet de faire avancer la connaissance sur l’espèce !
« On ne comprend pas encore bien pourquoi on observe cette ségrégation sexuelle pendant l’année, mais il est probable qu’il y ait un lien avec le cycle de reproduction de l’animal. […] À ce stade, certaines idées préconçues sont bousculées ! »
Q: Au-delà des apports scientifiques, quelles sont les applications concrètes de Tamataroa ?
Le projet Tamataroa ne se limite pas aux suivis en mer et aux analyses en laboratoire. On peut dire qu’il fait partie intégrante de la vie locale : les campagnes de sciences participatives rassemblent de nombreux bénévoles, le grand public assiste régulièrement à des apéro-sciences et des conférences, et des initiatives locales se montent en écho à Tamataroa. La MPS anime même des classes « Mokarran » dans les écoles avec des programmes pédagogiques centrés sur le grand requin-marteau.
La sensibilisation est un levier important pour que chacun adopte des pratiques durables. À l’échelle mondiale, l’espèce est menacée par les pêches directes et accessoires, la diminution du nombre de proies, la perte d’habitats ou encore la pollution sonore. À Rangiroa, l’espèce est protégée et l’atoll compte à peine 3 000 habitants, mais les activités humaines restent bien implantées, notamment dans la passe de Tiputa. Leurs impacts sont encore difficiles à évaluer.
Les Polynésiens sont sensibles à ces enjeux, et nous sommes aujourd’hui parvenus à rassembler toutes les parties prenantes autour de la table pour discuter d’actions concrètes. Ainsi, le Maire de Rangiroa a initié la création d’un Parc territorial et entreprend la définition de mesures de gestion concertées sur l’espace maritime.
Le grand requin-marteau est une espèce levier qui a permis d’ouvrir le dialogue et d’accompagner aujourd’hui une volonté politique locale forte en faveur de la conservation de l’ensemble du lagon.
Avec Tamataroa, nous récoltons aussi des données annexes qui permettent d’étudier d’autres espèces marines, par exemple des espèces à haute valeur économique. Toutes ces informations devraient permettre de construire un plan de gestion efficace et d’aboutir à des mesures réglementaires concrètes.
Pour en savoir plus, retrouvez la Mokarran Protection Society sur leur site web, leur chaîne Youtube, leur page Facebook et leur Instagram.
Retrouvez Andromède Océanologie sur leur site web et leur chaîne Youtube; ainsi que les Expéditions Gombessa sur leur site web. À regarder sur la chaîne Youtube des Expéditions Gombessa : douze épisodes pour vivre l’expérience d’un séjour à Rangiroa aux côtés de l’équipe.
Découvrez également les supports diffusés par les organismes financeurs de Tamataroa : le film de Blancpain Ocean Commitment, les teaser vidéo de Air Tahiti Nui et les articles de l’Office français de la biodiversité, de l’Etat via le Fonds Vert et de la Fondation de la mer.