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entretien Outre-merSaint-Barthélemy

Inventaire des algues de Saint-Barthélemy :
« Pour suivre les espèces sur le long terme, il faut d’abord savoir les reconnaître »

Propos recueillis par Doriane Blottière - Publié le 31 oct. 2024
Prélèvement d’algues à Saint-Barthélemy © Karl Questel, ATE
Prélèvement d’algues à Saint-Barthélemy © Karl Questel, ATE
Mayalen Zubia, maître de conférences à l’Université de Polynésie française

Mayalen Zubia, maître de conférences à l’Université de Polynésie française

En mai 2024, Mayalen Zubia, maître de conférences à l’Université de Polynésie française, était de passage à Saint-Barthélemy avec son masque et son tuba. Au programme de ses inventaires, pas de coraux, ni de poissons ou encore de tortues marines, Mayalen s’intéresse… aux algues. Il n’existait jusqu’à présent aucun inventaire de ces espèces pour cette petite collectivité des Antilles françaises. En collaboration avec l’Agence territoriale de l’environnement (ATE) et avec son collègue Christophe Vieira de l’Université de Jeju en Corée du Sud, Mayalen a prélevé plusieurs centaines d’échantillons pour mieux connaître les fonds marins de Saint Barth.

Q: Pourquoi avez-vous décidé de mener cette étude à Saint-Barthélemy ?

L’année dernière, j’ai pris une disponibilité de mon poste de maître de conférences pour travailler avec mon association EkoAlg, dans le but de former et sensibiliser les gestionnaires aux enjeux liés aux algues et à leur identification. Dans ce cadre, j’ai été sollicitée par l’IFRECOR (Initiative française sur les récifs coralliens) pour assister à une réunion du groupe de travail à Saint Barth en septembre 2023. Tout le monde avait des besoins sur les algues dans les Antilles françaises parce qu’il y a une problématique de prolifération importante, au détriment des récifs coralliens.

L’Agence territoriale de l’environnement (ATE) de Saint Barth a été la première à faire appel à moi pour mettre en place un inventaire et former ses agents à la reconnaissance des espèces, afin de pouvoir suivre l’évolution des populations algales, car pour suivre les espèces, il faut d’abord savoir bien les reconnaître. Karl Questel, agent à l’ATE, avait commencé à photographier certaines espèces, mais à part ça, il n’y avait aucune donnée publiée sur les algues de Saint-Barthélemy. L’objectif était donc de réaliser le premier inventaire et former les agents de l’ATE, afin qu’ils puissent suivre l’évolution des peuplements algaux.

C’était fantastique car je n’avais jamais fait d’inventaires dans les Caraïbes auparavant, il y avait beaucoup d’espèces que je ne connaissais que dans les livres !

Prélèvement d’algues sur le littoral de Saint Barth © Karl Questel, ATE
Prélèvement d’algues sur le littoral de Saint Barth © Karl Questel, ATE

Q: On met beaucoup en lumière les coraux, mais on entend assez peu souvent parler des algues et on a l’impression qu’elles ne se sont pas autant étudiées, pour quelles raisons ?

Il y a peu d’experts en France sur les algues, d’autant plus en milieu tropical. Encore aujourd’hui cela motive peu les étudiants, qui rêvent plutôt de faire des études sur les tortues, les dauphins ou les coraux. Les algues sont un peu boudées ! On trouve donc un manque de compétences sur le terrain pour identifier les différentes espèces.

C’est dû aussi à la complexité de leur taxonomie. D’un point de vue évolutif, les algues rouges, brunes et vertes sont très éloignées, et la classification a été complètement revue récemment avec l’arrivée des outils moléculaires. Avant, on classait les espèces uniquement à partir des analyses morphologiques, mais avec l’arrivée des études ADN, on a pris conscience qu’il y a beaucoup d’espèces cryptiques chez les algues, c’est-à-dire qui semblent identiques morphologiquement, mais qui sont en réalité des espèces différentes, et c’est uniquement grâce à la génétique qu’on va pouvoir définir que ce sont des clades différents. Par exemple, en Polynésie française, on pensait qu’il n’y avait qu’une seule espèce de Lobophora (Lobophora variegata), mais avec les études moléculaires, on s’est aperçus qu’il y avait en réalité une quarantaine d’espèces différentes !

À gauche : *Udotea sp.*, à droite ; *Padina sp.* © Mayalen Zubia et Christophe Vieira
À gauche : Udotea sp., à droite ; Padina sp. © Mayalen Zubia et Christophe Vieira

De l’autre côté, il y a aussi une grande plasticité phénotypique liée aux variations environnementales chez certaines espèces. Par exemple, au sein des algues rouges du genre Gracilaria, certaines ont des morphologies tellement différentes qu’on pensait qu’il s’agissait d’espèces différentes et finalement, on s’est rendu compte que génétiquement, elles étaient identiques !

Q: Comment procédez-vous sur le terrain pour réaliser les prélèvements ?

Je travaille toujours en binôme avec des spécialistes en biologie moléculaire. Pour l’étude menée à Saint-Barthélemy, j’ai travaillé avec Christophe Vieira qui est un chercheur de l'Université de Jeju en Corée du Sud.

Mayalen et Christophe trient, préparent et analysent les algues au laboratoire © Karl Questel, ATE
Mayalen et Christophe trient, préparent et analysent les algues au laboratoire © Karl Questel, ATE

Christophe plonge sur les sites profonds, jusqu’à 25 m, moi, je suis en snorkeling et je parcours les platiers et la zone littorale. Ça nous permet de couvrir tous les habitats, car on ne trouve pas du tout la même diversité en plongée ou sur le littoral. Tous les jours, nous avions chacun deux stations différentes à couvrir, et ensuite, il fallait traiter les échantillons au laboratoire : trier, faire sécher pour mettre en herbier – et avec les algues, ce n’est pas toujours simple – faire les prélèvements pour les analyses génétiques et microscopiques, et prendre des photos.

Nous prélevons plusieurs échantillons de chaque algue pour faire les herbiers en double : un pour le Muséum national d’Histoire naturelle, pour constituer une référence mondiale, et un que nous conservons pour nos analyses, pour le reconsulter si besoin.

Echantillons prélevés à Saint-Barthélemy mis en herbier © Mayalen Zubia
Echantillons prélevés à Saint-Barthélemy mis en herbier © Mayalen Zubia

Q: Quels sont les premiers résultats de cette étude ?

Au total, nous avons prélevé près de 400 échantillons. Les identifications sont encore en cours, 232 morphotypes différents ont déjà été triés dont 103 algues brunes, 57 algues vertes, 72 algues rouges. Quatre phanérogames ont également été collectés dans les herbiers visités.

Au-delà du premier travail de reconnaissance des espèces, on a constaté qu’à Saint Barth il y avait très peu de coraux, les récifs sont dominés par les algues, notamment par le genre Dictyota, des algues brunes. C’est là toute l’importance de réaliser des suivis sur le long terme, pour mesurer la variation des recouvrement algaux.

L’existence de zones à dominance algale n’est pas anormale, il existe des algueraies à Sargassum ou à Halimeda par exemple, qui sont naturelles pour un récif et qui sont un habitat très important pour le renouvellement de certaines espèces. Ce sont des zones de nurserie, on va y trouver plein d’invertébrés et des petits poissons qui se cachent des prédateurs. Ces algueraies sont importantes à préserver. Mais sur certains récifs – et c’est le cas à Saint-Barthélemy – la prolifération algale au détriment des coraux témoigne de perturbations importantes dans l’équilibre des écosystèmes récifaux.

Algue brune du genre *Dictyota* © Mayalen Zubia
Algue brune du genre Dictyota © Mayalen Zubia

C’est dû à un ensemble de facteurs lié aux activités humaines : l’enrichissement des eaux en lien avec l’urbanisation et le rejet des eaux usées non traitées, la surpêche des herbivores, les mortalités importantes d’oursin (qui sont des consommateurs d’algues) observées aux Antilles. Et bien sûr, le réchauffement climatique, qui provoque une cascade de réactions dont une augmentation de la fréquence et la force des cyclones, qui détruisent les coraux, et une augmentation de la température de l’eau, qui provoque leur mort par blanchissement.

Il est important d’agir au niveau local, par exemple en limitant le rejet des eaux usées et en développant des zones de réserves pour limiter la pêche des espèces herbivores, mais l’enjeu du réchauffement climatique se joue à une échelle globale.

Q: Qu’en est-il des autres territoires ultra-marins ?

Par le passé, j’ai travaillé dans l’Océan Indien. À Mayotte et à La Réunion, on observe aussi cette dynamique de prolifération algale, contrairement aux récifs des îles Eparses où ce n’est pas le cas. Cela témoigne bien du lien avec les activités humaines (n.d.l.r. : les îles Eparses ne sont pas habitées).

Concernant le reste des Antilles françaises, je viens de réaliser une note de synthèse pour l’IFRECOR qui compile tous les travaux publiés. On recense 240 espèces d’algues en Guadeloupe et 362 en Martinique. À Saint-Martin, le dernier inventaire date de 1968 et je vais y aller l’année prochaine pour actualiser ces données. Je vais aussi me rendre sur la réserve de Petite Terre, en Guadeloupe, pour former les agents.

Côté Pacifique, en Nouvelle-Calédonie, Claude Payri, de l’Institut de recherche et développement (IRD) a réalisé de nombreux travaux. De mon côté, à Tahiti, je travaille beaucoup sur l’écologie et la valorisation de Turbinaria ornata, une algue brune qui prolifère de façon dramatique dans les îles hautes de Polynésie française. C’est une espèce native de l’archipel de la Société, mais avec les mortalités coralliennes de plus en plus importantes et fréquentes (épisodes de blanchissement, cyclones, prolifération des Acanthaster), elle a pris tout l’espace dans les récifs. Cette espèce pousse très rapidement et fait des canopées très hautes qui vont empêcher le recrutement corallien. Elle s’installe donc sur les substrats laissés libres par les coraux morts et empêche ensuite le corail de revenir. Avec les bateaux (ballast) et les courants marins, elle s’est maintenant aussi répandue dans l’archipel des Tuamotu, des Australes et des Gambier.

Canopée de *Turbinaria ornata* à Tahiti © Mayalen Zubia
Canopée de Turbinaria ornata à Tahiti © Mayalen Zubia

Nous faisons de l’arrachage, nous avons lancé des programmes de sciences participatives avec les pêcheurs et les aires marines éducatives, on essaye de trouver des solutions, mais c’est devenu un vrai fléau en Polynésie française, c’est l’équivalent marin du Miconia !

Le contrôle des espèces envahissantes en mer, c’est mission impossible ! Si nous repérons une espèce aux premiers stades de l’invasion, lorsque ce sont de toutes petites populations, la plupart du temps autour des ports, on peut faire de l’arrachage, mais souvent, on s’en rend compte quand c’est trop tard. Il faudrait mettre en place un système de surveillance, ce qui n’est pas encore le cas à Tahiti. Cela demande beaucoup de moyens.

Q: Vous préparez également une mission à Wallis-et-Futuna ?

Je vais m’y rendre en fin d’année 2024. Un inventaire y a déjà été réalisé dans les années 2000, mais uniquement basé sur des analyses morphologiques, sans analyse ADN. Je vais donc aller mettre tout ça à jour, et former les agents du service de l’environnement. Beaucoup d’actions de sensibilisation vont aussi être faites dans les écoles, et le photographe Nicolas Job va venir depuis Nouméa pour réaliser une exposition photo et un guide numérique.

À Wallis, il y a également une problématique de prolifération d’algue brune de la famille des Sargassaceae (Sargassum sp.). Le Service de l’environnement mène une surveillance de cette espèce et je vais leur apporter mon expertise pour mettre en place des campagnes d’arrachage. Nous allons également discuter des enjeux de valorisation des algues, un sujet qui intéresse énormément les îles du Pacifique (et d’ailleurs) pour développer de nouvelles sources de revenus pour les populations côtières et participer au déploiement d’une économie bleue plus respectueuse de l’environnement.

C’est une question qui revient souvent lors des conférences avec le grand public : qu’est-ce qu’on peut faire avec les algues, quelle algue peut-on manger ? Les gens sont super intéressés et je propose parfois des dégustations, car, en effet, plein d’algues se mangent ! On a d’ailleurs une longue tradition de consommation d'algues dans le Pacifique, qui a perduré à Hawaï à Fidji, moins en Polynésie française. C’est un sujet qui me tient à cœur, j’aime l’histoire, j’aime l’ethnologie, et j’aimerais écrire un livre à ce sujet un jour !

Tortue verte juvénile dans la Vasière des Badamiers à Mayotte © François-Elie Paute, *Oulanga Na Nyamba*
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Protéger les tortues de Mayotte avec l'association Oulanga Na Nyamba