Être agent de l’environnement à Tromelin : une expérience hors du commun
Propos recueillis par Doriane Blottière - Publié le 27 nov. 2024Léna Margueron, agent environnement des TAAF à Tromelin
Sur Tromelin, petite terre française en forme d’amande d’un kilomètre carré, isolée au nord de l’île de La Réunion, une équipe d’agents des Terres australes et antarctiques françaises (TAAF) se relaye tous les 3 mois. Léna Margueron, ingénieure agronome de formation, y a effectué deux missions en tant qu’agent de l’environnement. Comment vit-on dans un endroit aussi isolé ? Quelles sont les missions quotidiennes sur l’île ? Embarquement immédiat avec Léna, direction Tromelin !
Q: Pouvez-vous nous faire un bref historique de la présence humaine sur Tromelin ?
L’histoire humaine à Tromelin commence en 1761, lorsque l’Utile, un navire qui transportait des esclaves, fait naufrage sur les récifs autour de l’île. Cette histoire est tristement célèbre car l’équipage a quitté l’île sur un radeau pour aller chercher de l’aide, mais ce n’est que 15 ans plus tard que les esclaves survivants seront secourus. Après l’Utile, il y aurait eu au moins deux autres naufrages à Tromelin au 19e siècle.
Bien plus tard, en 1953, la Marine nationale française a effectué une première mission de reconnaissance sur l’île, sous la responsabilité de Serge Frolow, dont la base vie de Tromelin porte le nom aujourd’hui. L’année suivante, une station météorologique permanente est installée et la piste d’atterrissage est mise en place, dans des conditions matérielles bien plus rudimentaires qu’aujourd’hui ! La station sera d’ailleurs détruite un an plus tard par un cyclone, avant d’être reconstruite. Elle avait un rôle très important à l’époque en permettant de prévenir La Réunion et Madagascar de la météo de l’océan Indien et des risques cycloniques.
Q: Dans quelles conditions vit-on aujourd’hui dans un environnement aussi isolé ?
Il y a en permanence une petite équipe sur place. Au départ, il s’agissait des agents météos, mais depuis 2011 la station météo est automatisée. Ce sont désormais des agents des TAAF (Terres australes et antarctiques françaises, l’administration dont dépendent Tromelin et les autres îles Eparses) qui s’y relayent.
Depuis 2017, l’équipe compte un ou une agent de l’environnement, mon poste. Nous sommes recrutés pour un an : on passe 3 mois sur Tromelin, puis 3 mois au siège des TAAF à Saint-Pierre de La Réunion, pour traiter les données et faire les comptes-rendus, puis on repart à nouveau pour 3 mois sur l’île et 3 mois au siège.
Les équipes partent de La Réunion à bord du Marion Dufresne lors de ses rotations pour ravitailler les Terres australes françaises, ou de l’Astrolabe lors de ses missions de surveillance de l’océan Indien. La traversée vers Tromelin dure une à deux journées. À l’arrivée, il n’est pas possible de débarquer sur la plage car les courants et les vagues sont trop importants, donc nous sommes déposés en hélicoptère.
Sur place, nous devons être en autonomie totale, donc chaque relève apporte 3 mois d’approvisionnement en nourriture. Nous avons des produits frais en début de mission, puis c’est conserves, produits secs et surgelés ! Le bâtiment principal de la base compte 4 chambres, et un autre bâtiment accueille des dortoirs, car si nous sommes 4 personnes la plupart du temps, lors des relèves, il peut y avoir du monde à débarquer : médecin, agents techniques, équipe remplaçante pour faire la passation, etc. Ça fait un gros changement d’un coup !
Q: Quelles sont les missions d’une agent de l’environnement sur place ?
Être agent de l’environnement, c’est faire plein de choses différentes ! Quelques informations pour se repérer : le territoire compte 7 espèces d’oiseaux marins nicheuses, 18 espèces végétales dont une dizaine exotique, c’est également un énorme site de ponte de tortue verte et il y a aussi malheureusement beaucoup de pollution plastique qui arrive depuis l’océan. J’ai un référentiel d’une petite vingtaine de suivis et de protocoles à mettre en place sur tous ces sujets, mes missions au quotidien sont donc très diversifiées ! Et je fais également de la sensibilisation, auprès des autres équipiers puisque j’ai besoin de leur aide pour réaliser tous ces travaux, ou lors des rotations.
Q: Commençons par aborder les enjeux concernant les oiseaux marins…
Tout d’abord, un petit point de contexte : on suppose que c’est lors du naufrage de l’Utile au 18e siècle que les rats et les souris sont arrivés sur l’île. Et ça a été une catastrophe écologique ! Sur les 10 espèces d’oiseaux marins nicheurs supposées à l’époque du naufrage, il n’en restait plus que 2 en 2005, avec des effectifs très faibles : 229 couples de Fous masqués (Sula dactylatra) et 129 couples de Fous à pieds rouges (Sula sula). Cette année-là, un programme de dératisation a été mis en place.
Et ça a fonctionné ! Il n’y a plus de rats sur Tromelin désormais et les populations d’oiseaux sont clairement en très forte augmentation. Plusieurs espèces sont revenues, progressivement : la Gygis blanche (Gygis alba) en 2014, le Noddi brun (Anous stolidus) en 2015, la Sterne fuligineuse (Onychoprion fuscatus) en 2016, le Puffin du Pacifique (Ardenna pacifica) en 2017 et le Noddi à bec grêle (Anous tenuirostris), le dernier arrivé, en 2020. Toutes espèces confondues, nous avons compté plus de 7 000 couples en 2024 ! La recolonisation de l’île est finalement assez rapide, et peut-être que dans le futur d’autres espèces encore reviendront. Chacune fait l’objet d’un suivi régulier et adapté pour connaître la démographie des populations. Tromelin est ainsi un laboratoire à ciel ouvert où on peut voir les effets directs de l’éradication des rats !
Il restait encore le problème des souris, qui ont heureusement un impact plus faible que les rats sur les populations d’oiseaux - on en a quand même vu grignoter vivant des oiseaux marins – elles ont surtout un impact sur la végétation et les arthropodes de l’île. Dans le cadre du projet RECI (Restauration des écosystèmes insulaires de l’océan Indien), une opération d’éradication de la souris a été réalisée en août 2023. C’est très récent, donc il faudra attendre encore un peu pour confirmer sa réussite et en mesurer les résultats sur la biodiversité de l’île.
Q: Comment éviter d’introduire à nouveau des rongeurs ou d’autres espèces exotiques à Tromelin ?
La biosécurité est un enjeu très important pour chaque mission sur l’île. Pas seulement pour les rats, mais également pour les plantes ou les invertébrés. Par exemple lors de la préparation de notre équipement et de nos bagages, tout est intégralement passé à l’aspirateur, jusqu’à la dernière chaussette ! Une première fois chez nous, puis à nouveau une fois embarqué sur le bateau ! Il faut à tout prix éviter qu’il y ait la moindre graine ou le moindre insecte qui reste coincé dans une poche. En plus des protocoles en amont, des pièges sont mis en place sur place au niveau des drop-zones et de la base sur l’île pour attirer les rongeurs qui auraient potentiellement réussi à passer la barrière de biosécurité, ainsi que des pièges photos. C’est un dispositif lourd, mais qui est très important au vu de la catastrophe que représente la présence de rongeurs sur une île, on doit tout faire pour éviter leur retour.
Q: Pour la flore exotique déjà introduite à Tromelin, quelles opérations de gestion sont mises en place ?
Comme je le disais précédemment, une dizaine d’espèces végétales ont été introduites historiquement. Cinq ont déjà été éradiquées et quatre ont un projet d’éradication en cours. Lors de mes missions, j’ai travaillé principalement sur des protocoles de lutte contre deux espèces : Lepidium englerianum, dont la population a déjà été fortement réduite, mais il faut encore arracher les plantules qui repoussent - et Euphorbia hirta - le « Jean Robert » à La Réunion - qui n’a plus été vue depuis octobre 2022, mais pour laquelle il faut continuer la surveillance au minimum pendant 5 ans car il reste une banque de graines dans le sol qui peut se réactiver.
Nous avons également un projet de pépinière en cours de montage, afin de produire des plants de Veloutier (Heliotropium foertherianum). C’est un arbre indigène, qui présente plutôt un port arbustif à Tromelin car les conditions climatiques ne permettent pas qu’ils développent de gros troncs. L’idée serait de restaurer les abords de la base en remplaçant les cocotiers, introduits volontairement il y a 60 ans, par ces plants de Veloutier.
Q: Une autre de vos missions est le suivi des pontes de tortues, pouvez-vous nous en dire plus ?
En effet, le suivi des pontes de tortues a été mis en place dans les îles Eparses avec l’observatoire CEDTM-Kélonia de La Réunion depuis une trentaine d’années. Sur Tromelin, les premiers relevés datent de 1986. C’est uniquement la Tortue Verte (Chelonia mydas) qui vient y pondre. Tous les matins, nous parcourons les deux plages de l’île en comptant les traces descendantes. Cela permet de quantifier approximativement le nombre de tortues qui viennent pondre – je dis approximativement car une tortue peut monter sur la plage et ne pas pondre ou revenir plusieurs fois pendant une saison. On a ainsi compté environ 11 000 femelles venues pondre sur Tromelin entre 2017 et 2022 !
Un autre de nos protocoles de suivi concerne les déchets plastiques. Même dans cet endroit extrêmement isolé, on est fortement sujets à l’arrivée de déchets sur la plage, et c’est assez catastrophique. Dans le cadre d’une thèse, des transects ont été déterminés sur l’ensemble des îles Eparses, dont deux à Tromelin, ce qui représente 400 m de linéaire. Les déchets y sont relevés tous les 3 mois, triés par type de produit, pesés et quantifiés. Bien que le travail de la thèse soit désormais terminé, on poursuit quand même ce suivi pour continuer à documenter l’étendue de cette pollution. En 2023, 1 800 kg de déchets ont été récoltés, c’est déjà énorme, mais cela ne représente que la partie que nous avons ramassée, soit une infirme partie de l’iceberg !
Q: Existe-t-il des travaux sur le milieu marin autour de Tromelin ?
Le milieu marin a encore été peu exploré pour le moment. Dans le cadre du projet Récifs Isolés mené par les TAAF et l’OFB, 3 stations autour de Tromelin font l’objet de relevés. L’objectif est de suivre et d’évaluer l’état de santé des écosystèmes récifaux, en acquérant des données sur les poissons des récifs, les communautés benthiques, le blanchissement des coraux ou encore la température de l’eau.
De plus, l’ensemble des îles Eparses devrait faire l’objet prochainement d’un classement en Réserve naturelle nationale, ce qui pourrait permettre de développer la connaissance par la suite. On sait par exemple qu’il y a des monts sous-marins à proximité de Tromelin qui pourraient abriter une biodiversité intéressante.
Concernant la biodiversité terrestre, on a pour le moment assez peu de données sur l’entomofaune. Dans le cadre du projet RECI, des pièges à insectes ont été installés pour créer une base de référence sur l’entomofaune, et le protocole sera renouvelé en 2025. De mon côté, je notais les observations opportunistes des espèces que je croisais, quelques papillons par exemple.
Q: Pour conclure, pouvez-vous nous partager quelques mots sur ce que votre expérience à Tromelin vous a apporté personnellement ?
Je viens de terminer ma 2e mission là-bas, c’est à chaque fois une expérience très intense. Ce territoire paraît isolé et hostile, mais j’en suis clairement tombée amoureuse ! Même au bout de 6 mois sur place, j'étais encore émerveillée. Les paysages changent tous les jours en fonction du temps et les oiseaux sont fascinants, tant par leurs comportements, que par leurs cris, leurs chants et leur beauté. J’ai parcouru chaque mètre carré de l'île avec mes protocoles, mais je pense que je ne m’en serai jamais lassée !
J'en ressors aussi extrêmement grandie. J'ai beaucoup appris sur moi et sur les autres. C’était extrêmement enrichissant. C’était une expérience unique, très marquante !
Pour en savoir plus : découvrez le reportage photo complémentaire sur l’expérience de Léna à Tromelin [à venir], consultez le portrait des îles Eparses et le site des Terres Australes et Antarctiques Françaises.