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entretien Saint-Pierre-et-Miquelon

À Saint-Pierre-et-Miquelon, les phoques sont présents toute l'année et chassent de préférence la nuit.

Propos recueillis par Tiphaine Ouisse - Publié le 24 nov. 2022
Phoque commun équipé d’une balise Argos ©Cécile Vincent

Phoque commun équipé d’une balise Argos ©Cécile Vincent

Cécile Vincent

Cécile Vincent, maître de conférences à l’Université de La Rochelle et spécialiste de l’écologie des phoques

L’archipel de Saint-Pierre-et-Miquelon (SPM) abrite la plus grande population française de Phoques communs. Le Phoque gris y est également présent. Des pêcheurs rapportent des cas de déprédation, lorsqu’une prise est « volée » par un phoque, ou de destruction de matériel de pêche. Ce conflit entre faune sauvage et activités humaines a fait l’objet d’un programme de recherche « Mieux comprendre les conflits entre pêche et mammifères marins dans l’archipel de Saint-Pierre-et-Miquelon » (COPEMAM) entre 2019 et 2022. Ces recherches ont permis d’en apprendre beaucoup sur l’écologie de ces mammifères marins protégés. Nous décryptons ici ces résultats avec Cécile Vincent, maître de conférences à l’Université de La Rochelle et spécialiste de l’écologie des phoques, qui a co-dirigé le programme COPEMAM.

Q: Quelle est l’origine de ce programme de recherche et quels sont ses objectifs ?

J’ai reçu en 2015 une demande de la Direction des territoires, de l’alimentation et de la mer de Saint-Pierre-et-Miquelon (DTAM). Suite à l’identification d’un problème d’interaction entre les phoques et les pêcheurs (principalement de loisir), il y avait besoin de faire un état des lieux des populations des mammifères marins et de comprendre leur rôle dans les chaînes alimentaires autour de l’archipel.
Le programme de recherche COPEMAM est une collaboration entre l’Université de La Rochelle, l’Université internationale de Floride, l’Organisation professionnelle des artisans pêcheurs de SPM (OPAP, qui a cessé d’exister en cours de programme), l’Office français de la biodiversité (OFB) et la DTAM. Il a été co-financé par l’OFB et la DTAM.
Le but était de mieux comprendre où vivent les mammifères marins (baleines, dauphins et phoques) autour de SPM, d’estimer les tailles de leurs populations, ce qu’ils mangent et où ils chassent. Il s’agissait également de mener une enquête sur les problèmes d’interaction entre les activités de pêche et les prédateurs marins. Je m’en tiendrais aux phoques, mon domaine d’expertise. Les autres mammifères marins sont la spécialité de mon collègue Jeremy Kiszka de l’Université de Floride qui a co-dirigé le programme COPEMAM.

Le but était de mieux comprendre où vivent les mammifères marins (baleines, dauphins et phoques) autour de SPM

Q: C’est un vaste programme ! Quelles méthodes ont été employées pour y répondre ?

Nous avons utilisé un ensemble d’approches complémentaires : aucune méthode prise en elle-même n’apporte de réponse complète, mais la confrontation des différentes approches permet d’obtenir une mosaïque d’informations.
Voici les différentes techniques que nous avons employés pour les phoques : la taille relative des populations a été estimée par des dénombrements à marée basse, les déplacements autour de l’archipel ont été étudiés chez 12 phoques qui ont été équipés de balises GPS et leur régime alimentaire a été déterminé grâce à la récolte et l’étude de fèces, autrement dit leurs crottes !
Un entretien guidé a été mené avec 20 usagers de la mer volontaires, afin de caractériser leurs connaissances des mammifères marins et la nature de leurs relations avec les différentes espèces.

Q: Quelles sont les caractéristiques des populations de phoques à SPM ?

Les deux espèces majoritairement vues à SPM sont le Phoque commun (aussi appelé Phoque veau-marin) et le Phoque gris. Le Phoque commun est un peu plus petit que le Phoque gris et il est généralement plus sédentaire, dans le sens où il reste plus près des côtes et des zones de repos au sec.
Les Phoques communs sont présents toute l’année à SPM. Ils se reproduisent dans la lagune du Grand Barachois en mai-juin et muent entre juillet et début août.

Phoques communs (<i>Phoca vitulina</i>), aussi appelés Phoques veau-marin ©Cécile Vincent

Phoques communs (Phoca vitulina), aussi appelés Phoques veau-marin ©Cécile Vincent

Les Phoques gris ne se reproduisent pas à SPM. Entre fin décembre et début janvier ils forment de denses colonies, principalement sur l’île de Sable au large de la Nouvelle-Écosse et aux Îles-de-la-Madeleine dans le golfe du Saint-Laurent. La mue a lieu en mai-juin. Après ces deux périodes épuisantes, les Phoques gris dispersent largement dans l’Atlantique Nord-Ouest afin de reconstituer leurs réserves de graisse. Ainsi, les Phoques gris observés autour de SPM sont une toute petite partie de la grande population qui vit dans le Nord-Ouest de l’océan Atlantique, au bord des côtes canadiennes et du nord des États-Unis.

Phoque gris (<i>Halichoerus grypus</i>) sur son reposoir ©Cécile Vincent

Phoque gris (Halichoerus grypus) sur son reposoir ©Cécile Vincent

Rappelons que les phoques sont des mammifères marins, qui passent la majeure partie de leur temps en mer. Ils viennent à terre pour muer et se reproduire mais aussi pour se reposer, se mettre à l’abri des prédateurs ou au chaud.

Q: Comment avez-vous estimé le nombre de phoques autour de SPM ?

Le dénombrement régulier des phoques à terre à marée basse permet d’avoir une idée de la taille de la population au cours de l’année. Ces recensements donnent des estimations relatives du nombre de phoques à un moment précis. Il est en effet impossible de compter l’ensemble des phoques en même temps puisqu’une partie d’entre eux est dans l’eau. Sur la lagune du Grand Barachois, ces recensements sont organisés presque tous les mois depuis 2006 par l’OFB.
En parallèle, des recensements globaux des phoques autour de l’archipel sont organisés par la DTAM. Ils demandent beaucoup de moyens humains et nautiques parce qu’il faut dénombrer les phoques au cours de la même marée basse tout autour de Miquelon, Langlade et Saint-Pierre. De plus, ils ne peuvent avoir lieu que si les conditions météo le permettent et ne peuvent donc être réalisés qu’une à deux fois par an, généralement entre avril et octobre.
Ces recensements globaux nous ont permis de savoir que le Grand Barachois accueille une part variable des effectifs totaux de l’archipel, entre 15 et 50 % selon la saison.
En moyenne, les effectifs se répartissent entre 80 % de Phoques communs et 20 % de Phoques gris.

Q: Comment varie le nombre de phoques au cours du temps ?

Si le nombre de phoques a augmenté entre 1970 et la période actuelle, il ne semble pas y avoir de tendances, ni à l’augmentation ni à la baisse, au cours de la dernière décennie. La poursuite des comptages permettra de suivre l’évolution de la dynamique de ces populations.
Au cours d’une année, les recensements donnent l’impression qu’il y a plus de phoques en été, mais c’est principalement lié aux périodes de reproduction et de mue des Phoques communs, qui passent alors plus de temps au sec. Ça ne veut pas dire qu’il y en a plus en été, juste qu’on les voit plus car ils passent plus de temps à terre.

Photographie aérienne de Phoques communs prise par drone dans le Grand Barachois © DTAM

Photographie aérienne de Phoques communs prise par drone dans le Grand Barachois © DTAM

Ça ne veut pas dire qu’il y en a plus en été, juste qu’on les voit plus car ils passent plus de temps à terre.

Q: Quelle méthode a été utilisée pour suivre les déplacements des phoques ?

Nous avons équipé 10 Phoques communs et 2 Phoques gris de balises Argos en septembre 2019 et 2020. Une fois installée cela ne gène pas du tout l'animal. Ces balises, portées environ 5 mois avant de se décrocher, sont bardées de capteurs. Ceux-ci envoient régulièrement la position GPS de l’animal, indiquent s’il est dans l’eau ou au sec ainsi que la durée et la forme des plongées. Elles transmettent la position et la profondeur auxquelles le phoque a fait de brusques accélérations pour attraper des proies, si sa tête était à ce moment-là plutôt vers le bas ou vers le haut. Ce sont donc des mines d’informations qui ont été récoltées pour nous permettre de connaître leurs habitudes là où on ne peut pas les suivre, dans l’océan.
Ainsi, les phoques suivis entre octobre et février préfèrent chasser la nuit et viennent se reposer à terre à marée basse, de préférence en journée aux heures les plus chaudes. Les individus suivis ont passés plus de la moitié de leur temps sous l’eau et, la plupart du temps, ne venaient se reposer à terre que tous les deux jours.
La carte ci-dessous présente les déplacement enregistrés pour les 12 phoques équipés de balises Argos. Chaque individu est représenté par une couleur. Les deux Phoques gris (triangles) se sont beaucoup plus éloigné de SPM comparé aux dix Phoques communs (ronds).

Trajets individuels des 12 phoques suivis - modifié d’après la figure B2.04 du rapport COPEMAM 2022 ©Cécile Vincent

Trajets individuels des 12 phoques suivis - modifié d’après la figure B2.04 du rapport COPEMAM 2022 ©Cécile Vincent

Enfin, les phoques suivis n’ont pas tous chassé aux mêmes endroits autour de SPM. La plupart chassaient très près des côtes et d’autres plus loin en mer. En revanche ils chassaient tous très près du fond, ce qui confirme ce que nous savions des habitudes de ces espèces.

Q: Comment avez-vous déterminé le régime alimentaire des phoques ?

Nous avons identifié les parties dures retrouvées dans les déjections, patiemment ramassées par les agents de terrain. Ces parties correspondent à des becs de céphalopodes (les pieuvres et les seiches), des morceaux de carapaces de crustacés ou encore des os de poissons. Ces derniers nous intéressent particulièrement, surtout des petits os de la tête, appelés otolithes. En effet, leurs formes sont caractéristiques des espèces et leur taille est corrélée à celle du poisson. Grâce à ces restes, il est possible de savoir quelles espèces et quelles tailles de proies sont préférées, si les deux espèces de phoques mangent la même chose.
Nous avons trouvé que les Phoques communs et les Phoques gris consomment principalement des espèces de poissons benthiques (qui vivent au fond). En juin, nous avons constaté une large prédominance de restes d’épinoches dans les déjections des Phoques communs. La diversité des espèces chassées semble plus faible comparé aux régimes des phoques de l’autre côté de l’Atlantique. Toutefois, le régime alimentaire des phoques peut varier selon les saisons et la disponibilité des proies, et les techniques utilisées comportent différents biais dont nous sommes conscients. Il serait donc intéressant de poursuivre ces analyses afin de mieux comprendre les variations entre espèces et au cours du temps.

Q: L’épidémie de COVID-19 vous a empêché de passer autant de temps que nécessaire sur l’enquête menée auprès des usagers de la mer. Vous auriez notamment aimé pouvoir recueillir les avis de plus de volontaires. Quels sont les premiers résultats de ces enquêtes ?

Les 20 personnes qui se sont prêtées au jeu étaient majoritairement des pêcheurs de loisir et professionnels. Elles avaient toutes de solides connaissances sur les mammifères marins des eaux de SPM. Elles ont perçu une augmentation des effectifs, notamment de phoques, au cours des dernières années. 20 % des personnes interrogées signalent des destructions d’engins de pêche par les phoques et 85 % des personnes interrogées signalent de la déprédation, que ce soit des saumons dans les filets ou de homards ou d’appâts dans les casiers.
Ces cas de déprédation sont peut-être le fait de certains phoques qui se seraient spécialisés. Il serait très intéressant de mesurer la part représentée par le saumon dans le régime alimentaire des phoques de SPM, la part de phoques en consommant et à quelle(s) période(s) de l’année. Ces mesures n’ont malheureusement pas pu être réalisées durant le programme COPEMAM. En effet, les phoques ne mangent pas toujours la tête des gros poissons lorsqu’ils les capturent et nous ne retrouvons donc pas les otolithes dans les crottes. Pour répondre à ces questions, des analyses génétiques de déjections récoltées à différentes saisons seront nécessaires, afin d’identifier les espèces consommées qui ne laissent pas de pièces dures.
Dans le cadre du programme COPEMAM, cette enquête visait à mettre en parallèle le ressenti des usagers de la mer, notamment des pêcheurs, quant à l’impact des phoques sur leurs activités et la place de ceux-ci dans les chaines alimentaires, estimé scientifiquement. Beaucoup de recherches restent à faire pour bien comprendre le rôle du phoque dans les écosystèmes autour de SPM. Toutefois, ces premiers résultats sont à disposition du grand public et des décideurs pour engager les réflexions sur le conflit d’usage entre faune sauvage et activités humaines.

Il serait très intéressant de mesurer la part représentée par le saumon dans le régime alimentaire des phoques de SPM

Q: Quels conseils donneriez-vous aux citoyens qui voudraient observer les phoques (à SPM et ailleurs) et aux personnes qui souhaiteraient s’investir dans la conservation de ces mammifères ?

À SPM, il est possible d’observer les phoques aux jumelles dans le port de St Pierre, dans le Grand Barachois et tout autour de l’archipel si vous disposez de moyens nautiques. Attention cependant de respecter, à terre comme dans l’eau, une distance minimale de 300 mètres afin de ne pas les déranger. Concernant les observations de cétacés autour de SPM, vous pouvez vous rapprocher de l’association naturaliste FNE-SPM.
Pour celles et ceux qui souhaiteraient s’investir dans les suivis, les équipes assurant les dénombrements de phoques autour de l’archipel sont toujours preneuses de volontaires, disposant de moyens nautiques ou non ! Les informations à ce sujet sont disponibles auprès de la DTAM.
Du côté de la métropole, sur les côtes de la Manche et notamment en baie de Somme, des associations naturalistes organisent des animations pour observer les phoques. Elles mènent aussi des actions de sensibilisation pour leur conservation.

Phoque commun équipé d’une balise, dans le port de Saint-Pierre ©Cécile Vincent

Phoque commun équipé d’une balise, dans le port de Saint-Pierre ©Cécile Vincent

Attention cependant de respecter, à terre comme dans l’eau, une distance minimale de 300 mètres

Pour aller plus loin sur les résultats du programme COPEMAM, le rapport complet COPEMAM 2022 est téléchargeable sur le site de la DTAM.

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