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Les insectes sous surveillance en Guyane

Propos recueillis par Manon Ghislain - Publié le 16 août 2023
Une espèce de Riodinidae, *Mesosemia philocles*, communément rencontrée dans les sous-bois ensoleillés © Manon Ghislain

Une espèce de Riodinidae, Mesosemia philocles, communément rencontrée dans les sous-bois ensoleillés © Manon Ghislain

SEAG

Nino Page & Jérémie Lapèze, entomologistes indépendants

La Guyane abrite une entomofaune très diversifiée, avec des insectes de toutes les tailles, de toutes les formes et de toutes les couleurs. Cependant, il est difficile d’estimer l’état de ces populations sans suivi standardisé sur le long terme. Jérémie Lapèze et Nino Page, deux entomologistes indépendants, se sont lancés, avec la Société Entomologique Antilles-Guyane, dans la création de protocoles pour suivre les variations d’abondance des papillons de jour et de plusieurs familles d’insectes nocturnes. Retour sur les premières phases test de ce protocole qui se sont déroulées en mars 2023.

Q: Qu’est-ce que l’entomofaune ?

L’entomofaune, c’est l’ensemble des insectes, c’est-à-dire les arthropodes qui ont 6 pattes (les araignées par exemple sont exclues) : papillons, guêpes, fourmis, blattes, scarabées... En Guyane, cela représente plus de 15 000 espèces d’insectes répertoriées, au sein de plus de 300 familles et 4800 genres. Pourtant, de nombreuses restent encore à découvrir, puisqu’on estime qu’il existe probablement plus de 100 000 espèces sur le territoire !

Q: Pourquoi étudier l’entomofaune de Guyane ?

En Guyane, l’entomofaune est très diversifiée et bien qu’étudiée depuis relativement longtemps, elle est encore très méconnue. Il y a trop peu d’entomologiste par rapport à la diversité et à la complexité des groupes d’insectes présents. Mieux connaître l’entomofaune, c’est mieux comprendre ce qui nous entoure et le fonctionnement des écosystèmes dans lesquels les insectes sont centraux. Ils représentent une biomasse très importante, ils sont à la base des réseaux trophiques (c’est notamment la ressource alimentaire principale de certains oiseaux ou reptiles) et ils sont impliqués dans beaucoup de processus : la pollinisation, la dégradation du bois mort, la régulation des végétaux et des ravageurs de cultures.

Au-delà des raisons objectives, l’entomologie nous passionne sur le plan personnel, car il y a beaucoup à découvrir à propos de tout un monde qu’on ne soupçonne généralement pas. Chaque insecte a des formes, des couleurs, des comportements, des rôles et des interactions qui lui sont propres. Beaucoup d’espèces d’insectes de Guyane n’ont pas encore été décrites et nommées : il reste beaucoup à faire pour les découvrir et les répertorier. Il y a aussi beaucoup à apprendre sur leur écologie, leur biologie et leur capacité d’adaptation. En plus de ça, les insectes sont souvent très beaux. Une vraie source d’émerveillement pour qui prend le temps de les regarder !

Coléoptère rouge et noir, *Erotylus giganteus* © Manon Ghislain

Coléoptère rouge et noir, Erotylus giganteus © Manon Ghislain

Q: Quels sont les objectifs et les missions de la Société entomologique Antilles-Guyane (SEAG) ?

La SEAG et ses membres s’intéressent à divers groupes d’insectes, et travaillent notamment sur la description d’espèces nouvelles, l'amélioration des méthodes de collecte et de suivi entomologique, des inventaires et prospections faunistiques, ou encore la création de catalogues photographiques de référence.

Q: Que savons-nous de l’état des populations d’insectes en Guyane ?

On ne sait vraiment pas grand-chose ! L’état des populations en Guyane est sujet à beaucoup de discussions et se base principalement sur des impressions d’experts, qui pointent un déclin supposé des communautés. Cependant, aucune donnée chiffrée ne permet de corroborer ces hypothèses. Il pourrait notamment exister des cycles pluri-annuels de variations d’abondances qui expliqueraient ces ressentis, mais on n’en connaît pas bien les mécanismes. Le phénomène météorologique ENSO (El Niño et La Niña) semble affecter ces dynamiques de manière substantielle, sans que des données soient disponibles pour ses deux phases, ainsi que pour des périodes “neutres”.

Il y a donc un vrai besoin de réaliser un état initial et de mettre en place des suivis pour connaître l’état actuel des populations et communautés d’insectes. Il est nécessaire de suivre leur évolution au cours du temps afin de pouvoir, au fil des années, percevoir des tendances et tenter d’en identifier les causes.

Q: Quelles sont les menaces qui pèsent sur la biodiversité entomologique de Guyane ?

Les principales menaces sont d’origine anthropique (humaine). La destruction, la dégradation ou la modification des milieux sont largement reconnues comme les principaux facteurs d’impact sur les communautés d’insectes, partout dans le monde. Ces menaces se concrétisent surtout sur la côte et à l’ouest de la Guyane. Elles sont très présentes dans les milieux impactés par les activités humaines, et principalement les savanes et forêts littorales qui souffrent de l’urbanisation, de la déforestation, ou encore de contaminations à différents polluants issus par exemple de l’agriculture ou de la démoustication.

Les changements climatiques pourraient également avoir un impact, même si celui-ci reste à préciser en fonction des groupes d’insectes. On sait que les périodes de sécheresse comme celle de 2005 vont se multiplier et auront un impact, notamment, sur les végétaux, diminuant ainsi les ressources disponibles pour de nombreux insectes.

Q: Quelle est l’origine du projet SURVEY et quels sont ses objectifs ?

Nous sommes partis du constat d’un manque de données pour estimer l’état des communautés d’insectes et leur évolution au cours du temps. Pour protéger les espèces et les écosystèmes, il y a un véritable besoin d’informations sur l’état des communautés, sans quoi des actions ciblées et pertinentes ne peuvent être envisagées.

La SEAG a déjà recueilli beaucoup de données, mais principalement sur un seul site (Montagne des Chevaux), avec des méthodes d’échantillonnage variables et non standardisées : le protocole a changé plusieurs fois au cours du temps. Ces expérimentations avaient notamment pour vocation de tester et perfectionner des méthodes d’échantillonnage, tout en réalisant un inventaire approfondi du site, mais ne permettaient pas de suivre l’état des communautés d’insectes. Il y a donc besoin de créer un protocole standardisé permettant d’avoir des vraies séries temporelles de variations des abondances d’insectes.

L’appel à manifestation d'intérêt pour le développement de la surveillance de la biodiversité terrestre dans les Outre-mer, lancé en 2022 par l’Office français de la biodiversité (OFB), a permis de concrétiser ce souhait et de démarrer un essai pour éprouver deux protocoles standardisés, le piège lumineux et le comptage sur transects, afin d’optimiser la surveillance sur un certain nombre de groupes d’insectes ciblés. À partir de deux ans de données, nous espérons pouvoir évaluer la pertinence de ces deux méthodes en fonction des différents groupes et proposer des adaptations méthodologiques ou des voies de simplification pour leur déploiement à plus large échelle. Il nous paraît notamment important de pouvoir cibler des groupes d’insectes dont les échantillons pour l’identification peuvent être traités localement (par des experts présents en Guyane), et ainsi accélérer le temps de traitement de ces échantillons.

Un représentant de la famille des membracides (*Heteronotus nigrogiganteus*) qui est l’un des groupes étudiés par le protocole de piège lumineux © Jérémie Lapèze

Un représentant de la famille des membracides (Heteronotus nigrogiganteus) qui est l’un des groupes étudiés par le protocole de piège lumineux © Jérémie Lapèze

Q: Les insectes peuvent être utilisés comme indicateurs pour étudier finement certains phénomènes, est-ce que vous pouvez nous en dire plus ?

Les insectes sont de bons organismes modèles. Ils ont des durées de cycle de vie très courtes, donc réagissent rapidement aux changements environnementaux. De plus, beaucoup d’espèces d’insectes sont liées à leurs plantes hôtes (fidélité écologique, certains sont exclusifs à certaines plantes).

Certaines méthodes d'échantillonnage, associées à une bonne connaissance “de terrain”, permettent de cibler certains groupes d’insectes en particulier : les comptages des papillons de jour par transects permettent a priori d’avoir une bonne représentation des espèces cantonnées à une strate végétale, comme les Satyrinae aux sous-bois par exemple. C’est un bon moyen d’étudier la réponse de ces communautés à des facteurs d’impact comme la fragmentation ou la perturbation des milieux.

Marquage des transects pour le comptage des papillons de jour © Manon Ghislain

Marquage des transects pour le comptage des papillons de jour © Manon Ghislain

Q: Quelles méthodes allez-vous utiliser pour étudier les insectes ?

Nous allons utiliser et standardiser deux méthodes pour étudier les insectes en Guyane. D’une part, la prospection à vue en transects chronométrés pour les papillons de jours : un transect d’un kilomètre est parcouru à une vitesse fixe, en cherchant activement les papillons présents, en les identifiant à vue ou en main pour ceux nécessitant d’être capturés. Le « piège » lumineux, d’autre part, qui permet quant à lui d’attirer, avec une source lumineuse à large spectre, de nombreux insectes nocturnes de groupes variés. Les individus de certaines familles en particulier, pour lesquelles les connaissances pour l’identification sont suffisantes, seront étudiés.

Drap blanc éclairé pour attirer les insectes nocturnes avec des quadrillages permettant de délimiter des zones de comptage d’insectes © Manon Ghislain

Drap blanc éclairé pour attirer les insectes nocturnes avec des quadrillages permettant de délimiter des zones de comptage d’insectes © Manon Ghislain

Q: A quoi sert la phase de test que vous réalisez actuellement, et comment se passe-t-elle ? En êtes-vous satisfaits ?

Ces deux méthodes (piège lumineux et prospection “à vue”), bien que largement employées par les entomologistes, n’ont jamais été employées pour des suivis standardisés en Guyane. La phase de test permet de confronter le protocole à la réalité du terrain et d’ajuster les détails techniques avant le début des échantillonnages, pour avoir un protocole qui ne changera plus à partir des premières sessions. Par exemple : à quelle heure effectuer les relevés au piège-lumineux, est-ce que les spécialistes sont en mesures d’identifier les échantillons et photographies envoyés, est-ce que les transects sont praticables, quelle est leur longueur optimale, et à quelle vitesse les pratiquer pour pouvoir observer au mieux les papillons, comment s’adapter en fonction des sites ?

Pour l’instant, les essais sont prometteurs et ont permis de montrer, entre autres, le besoin de compléter les données relevées pour certains insectes qui ne se posent pas sur le drap et de déterminer quelle en est la proportion.

Q: Ces résultats pourraient-ils servir à d’autres territoires ultramarins ?

Oui, ces protocoles pourraient être déployés sur les territoires ultramarins, en particulier ceux avec un milieu forestier tropical, en les adaptant pour chaque territoire en fonction des communautés d'insectes présentes. Certains groupes d’insectes échantillonnés dans le cadre de notre projet ne sont pas forcément représentés sur d’autres territoires (par exemple, aucune espèce de Saturniidae n’est répertoriée en Guadeloupe). Une phase d’adaptation est nécessaire pour transposer ces méthodes aux milieux et aux communautés ciblés. Au-delà du territoire national, des suivis basés sur ces protocoles pourraient être déployés dans d’autres territoires d’Amérique du Sud ou même d’autres continents en zone tropicale.

Papillon de nuit de la famille des Saturniidae, Arsenura sylla © Manon Ghislain

Papillon de nuit de la famille des Saturniidae, Arsenura sylla © Manon Ghislain

Q: Comment peut-on aider à préserver ces espèces ? Comment sensibiliser la population ?

Pour sensibiliser et préserver, il faut connaître. Les insectes devraient être plus souvent pris en compte dans les études naturalistes, qu’il s’agisse d’inventaires ou d’études d’impact, ainsi que dans les aménagements. Les connaissances sont encore faibles, ce sont donc plutôt les oiseaux, reptiles ou mammifères auxquels s’intéressent de tels programmes, renforçant encore plus l’inégalité des connaissances.

Auprès du grand public, un travail de vulgarisation et notamment de pédagogie dans les écoles est à développer. Au-delà de l’aspect scolaire de la chose, la réalisation de sorties guidées est probablement le meilleur moyen de transmettre notre émerveillement et notre fascination pour l’entomofaune, mais aussi de rationaliser la peur vis-à-vis des insectes qui peut exister en Guyane. Sur un territoire où la nature est encore très présente, le dialogue entre les naturalistes et le grand public se fait de manière privilégiée, directement en cherchant, en observant, voire en capturant et en manipulant les insectes sur le terrain. À ce titre, des programmes existants comme les Aires Terrestres Éducatives sont à encourager, généraliser et renforcer.

Projet co-financé par l'Office français de la biodiversité, dans le cadre de l'AMI pour le développement de la surveillance de la biodiversité terrestre dans les Outre-mer 2022.

Pour en savoir plus, consultez le site de la Société entomologique Antilles-Guyane (SEAG) ainsi que les autres projets sélectionnés dans le cadre de l’AMI pour développer la surveillance de la biodiversité terrestre dans les outre-mer. Partez aussi à la découverte du territoire de la Guyane .

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