« Si cela continue au rythme actuel, on risque de perdre 80 % des roussettes en 30 ans »
Propos recueillis par Doriane Blottière - Publié le 14 mai 2024Malik Oedin, Chargé de la conservation de la faune sauvage - DDEE Province nord
Quatre espèces de roussettes sont présentes en Nouvelle-Calédonie, dont trois endémiques. Ces grandes chauves-souris frugivores ont une importance fondamentale sur le territoire, autant pour le fonctionnement des écosystèmes que pour leur place dans la culture, notamment pour les kanaks. La situation des populations est pourtant aujourd’hui particulièrement préoccupante. Nous avons interrogé Malik Oedin, qui a réalisé sa thèse de doctorat sur le sujet et anime actuellement le projet Horizon Roussettes pour la Province Nord de Nouvelle-Calédonie.
Q: Pouvez-vous commencer par nous expliquer l’importance des roussettes pour l’écologie et la culture du territoire de la Nouvelle-Calédonie ?
On trouve les roussettes dans les régions tropicales du globe, excepté en Amérique du Sud. En Nouvelle-Calédonie, sur les 4 espèces présentes, trois sont endémiques, c’est-à-dire uniques au monde. La Province Nord est la seule province à abriter les 4 espèces. Il existe aussi plusieurs espèces de microchiroptères, de petites chauves-souris insectivores, dont plusieurs endémiques, mais nos connaissances sur ces espèces sont encore très limitées.
La Roussette à queue (Notopteris neocaledonica), qui a, comme son nom l’indique, la particularité d’être l’une des deux seules espèces de roussettes possédant une queue, est présente uniquement en Province Nord. Seuls deux gites de repos et de reproduction sont connus, deux grottes, et la population ne compte probablement pas plus de 2000 individus. Les populations de Roussette des cailloux (Pteropus vetulus) sont également assez petites, mais assez mal connues et très rarement chassées.
La Roussette rousse (Pteroptus ornatus), également endémique, est l’espèce la plus répandue en Nouvelle-Calédonie, et également la plus chassée. Il existerait deux sous-espèces, une présente sur la Grande-Terre et l’autre sur les Iles Loyauté. Et enfin, la Roussette noire (Pteropus tonganus), la seconde espèce chassée, a une répartition plus vaste, on la trouve également dans d’autres îles du Pacifique, comme à Tonga, aux Samoa et au Vanuatu.
Les roussettes ont une grande importance pour les écosystèmes car elles pollinisent et dispersent les graines de nombreuses plantes, certaines graines ayant même besoin de passer par le système digestif des animaux pour pouvoir germer. Etant donné le fort taux d’endémisme des plantes en Nouvelle-Calédonie [n.d.l.r : plus de 75% des végétaux du territoire sont endémiques], on suspecte des liens forts entre certaines espèces végétales et les roussettes : certaines espèces sont probablement uniquement dispersées ou pollinisées par les roussettes.
Ce sont également les animaux terrestres qui font les plus grandes distances de déplacement, elles peuvent ainsi disperser les graines sur plusieurs dizaines de kilomètres, en connectant des patchs forestiers éloignés. Cela a une importance pour la restauration des zones dégradées, notamment par les fréquents incendies que nous connaissons en Nouvelle-Calédonie. Même si en général, elles se nourrissent entre 4 et 9 km autour de leur gîte diurne, nos études GPS ont montré qu’elles pouvaient aussi parcourir 30 à 40 km en une nuit !
Cette importance écologique va de pair avec une importance culturelle très forte. Nous avons mené une étude avec l’Institut Agronomique Calédonien (IAC) en Province Nord à ce sujet, qui a montré la place emblématique des roussettes pour l’ensemble des communautés et une place encore plus importante dans la culture kanak. Elles représentent le totem de certains clans, et leurs poils et leurs os sont utilisés pour confectionner des objets qu’on peut considérer sacrés, dont la monnaie traditionnelle.
Q: En 2021, vous avez soutenu votre thèse de doctorat sur l’impact de la chasse sur les roussettes. Comment ont démarré vos travaux et quelles ont été vos principales conclusions ?
Ma thèse a été initiée sur une demande des Provinces Nord et Sud qui s’inquiétaient de l’état des populations de roussettes, de par les observations de leurs agents sur le terrain et des chasseurs et à la suite des premières études menées.
J’ai combiné les données existantes, notamment les études menées par l’IAC depuis 2006 et l’Observatoire des Roussettes depuis 2010, et j’en ai acquis de nouvelles, notamment via des enquêtes auprès des chasseurs, afin d’estimer l’état de la population et produire des modèles d’évolution en fonction de différentes modalités de gestion de la chasse.
Nous nous sommes ainsi rendus compte que la quantité de roussettes chassées et braconnées à l’heure actuelle en Nouvelle-Calédonie n’était pas soutenable : entre 70 000 et 80 000 individus sont chassés sur la Grande Terre chaque année, pour une population qui serait limitée à 700 000 individus. La chasse est pourtant règlementée : elle est autorisée uniquement les week-ends du mois d’avril, avec un quota de 5 individus par jour et par chasseur. La Roussette fait partie des animaux consommés rituellement lors de certaines cérémonies coutumières comme la nouvelle igname. Malheureusement, hors de ces périodes, il y a aussi beaucoup de braconnage. Si cela continue au rythme actuel, on perdrait 80 % des roussettes en 30 ans ! Sur la Grande Terre, il ne faudrait pas en prélever plus de 15 000 par an si on veut que la population reste stable. La situation est donc extrêmement préoccupante.
Q: Vous vous êtes également intéressé à l’impact de la prédation par les chats harets…
Ma collègue Pauline Palmas a mené sa thèse à l’IRD (Institut de recherche et développement) de Nouméa sur l’impact des chats harets sur la faune de Nouvelle-Calédonie juste avant moi. Ses travaux ont mis en évidence une prédation de la part des chats harets (ou chats ensauvagés), c’est-à-dire les chats domestiques retournés à l’état sauvage, sur les roussettes. J’ai donc aussi essayé de quantifier cette prédation, et les chiffres que j’ai obtenus sont du même ordre de grandeur que les prélèvements liés à la chasse, soit entre 50 000 et 80 000 roussettes consommées par les chats harets chaque année sur l’ensemble de la Nouvelle-Calédonie !
Comme dans de nombreux territoires insulaires, les chats ont envahi les écosystèmes jusqu’au plus hauts sommets de Nouvelle-Calédonie. C’est une menace globale, pas seulement pour les chauves-souris. Il faudrait un programme de régulation à l’échelle du territoire. Cette année, il devrait y avoir une étude pour mieux connaitre la représentation des espèces exotiques envahissantes sur le territoire, dont le chat. On verra si les gens sont favorables à des opérations de gestion – et prêts à y participer. Nous n’avons probablement pas la même perception du chat ici qu’en Europe ou en Australie, cette étude va permettre de préciser tout ça et de connaître la vision des gens sur la gestion de ces espèces exotiques envahissantes.
Q: Vous animez depuis 2021 le Programme Horizon Roussettes dans la Province Nord, en quoi consiste ce programme ?
Le Programme Horizon Roussettes a été mis en place à la suite de mes travaux, avec le cofinancement de l’Office français de la biodiversité (OFB). On avait acquis les données, l’idée était donc de démarrer la sensibilisation à l’importance du déclin, et d’initier un processus de concertation. Nous avons fait énormément de communication : à travers des réunions, notamment en tribu, la participation à des évènements, via les médias, les mairies et les associations… Grâce à ce travail de rencontres, nous avons pu mettre en place un groupe de concertation, sur le modèle des conventions citoyennes. Le groupe est constitué de 18 habitants de la Province Nord, issus d’horizons différents : élus, agents techniques de l’environnement et de la culture, artistes, associations, chasseurs, braconniers, coutumiers…
Nous avons travaillé avec ce groupe pour échanger sur leurs pratiques, leur transmettre un bagage de connaissance sur l’écologie des roussettes, sur la règlementation et le fonctionnement de la justice. Ensuite ils ont été accompagnés pour proposer des mesures de gestion nouvelles, dépendantes de la Province ou non, et pas uniquement règlementaires, mais aussi coutumières.
À l’heure actuelle, le groupe a proposé 27 mesures qui ont été présentées à la population au cours du premier forum dédié aux roussettes en Nouvelle-Calédonie en 2022, et qui sont en cours d’analyse au sein des services de l’environnement de la Province Nord. Elles seront ensuite soumises aux élus de la Province Nord au travers de différentes possibilités de plan de gestion pour améliorer l’état de la population de roussettes.
Q: Quels retours avez-vous de la population, notamment lors des évènements de sensibilisation ?
Nous avons eu beaucoup de retours pour nous remercier ! Beaucoup de gens ont découverts l’état des populations de roussettes, et leur fonction écologique sur les écosystèmes forestiers, qu’ils connaissaient mal jusqu’alors.
Nous avons aussi entendu une grande demande de la part de la population d’avoir un retour sur les études menées sur le territoire, qui se fait encore trop rarement. De nombreux scientifiques viennent étudier le territoire, mais ne restituent pas les résultats à la population, ou en tout cas pas de manière accessible.
Au cours de ma thèse, j’ai eu un très bon taux de réponses à mes sollicitations et mes enquêtes de la part des chasseurs, ils se sont montrés très réceptifs aux mesures de gestion possibles. Une partie d’entre eux avaient bien conscience du déclin, d’autres ont eu un déclic.
Après, il y a toujours des paramètres particuliers, par exemple les personnes qui résident près des gîtes de roussettes ont tendance à trouver qu’il y a autant de roussettes, voir plus qu’avant, et inversement. De plus, depuis 3 ou 4 ans, nous avons beaucoup de pluies en Nouvelle-Calédonie, notamment à cause du phénomène climatique de la Niña. Ces pluies engendrent une forte perte de fruits et de fleurs. Beaucoup de roussettes se sont donc repliées vers les jardins pour se nourrir, d’où le sentiment qu’elles sont plus nombreuses que d’habitude. C’est un biais de perception normal, mais c’est pourquoi il est important d’expliquer la situation générale, au-delà d’une perception personnelle.
Le sujet de la protection des roussettes en Nouvelle-Calédonie est vraiment un travail d’équipe : nous avons à cœur de trouver une solution qui soit vraiment partagée pour essayer de satisfaire tout le monde, et nous sommes contents d’avoir une très bonne participation de l’ensemble des acteurs !
En savoir plus : regardez le court métrage de présentation du programme Horizon Roussettes et suivez les actualités du programme sur Facebook. Retrouvez également plus d’informations sur le site de la Province Nord.
Consultez la thèse de Malik Oedin « Sensibilité des populations de roussettes (Mégachiroptères, Pteropodidae) aux prélèvements cynégétiques et aux prédateurs introduits : une approche éco-démographique en Nouvelle-Calédonie » et retrouvez sa soutenance en vidéo.